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Le Malade imaginaire III, 10

Toinette – Ignorantus, ignoranta, Ignorantum. Il faut boire votre vin pur ; et, pour épaissir votre sang, qui est trop subtil, il faut manger de bon gros bœuf, de bon gros porc, de bon fromage de Hollande ; du gruau et du riz, et des marrons et des oublies, pour coller et conglutiner. Votre médecin est une bête. Je veux vous en envoyer un de ma main ; et je viendrai vous voir de temps en temps, tandis que je serai en cette ville.

Argan – Vous m’obligerez beaucoup.

Toinette – Que diantre faites-vous de ce bras-là ?

Argan – Comment ?

Toinette – Voilà un bras que je me ferais couper tout à l’heure, si j’étais que de vous.

Argan – Et pourquoi ?

Toinette – Ne voyez-vous pas qu’il tire à soi toute la nourriture, et qu’il empêche ce côté-là de profiter ?

Argan – Oui ; mais j’ai besoin de mon bras.

Toinette – Vous avez là aussi un œil droit que je me ferais crever, si j’étais en votre place.

Argan – Crever un œil ?

Toinette – Ne voyez-vous pas qu’il incommode l’autre, et lui dérobe sa nourriture ? Croyez-moi, faites-vous-le crever au plus tôt : vous en verrez plus clair de l’œil gauche.

Argan – Cela n’est pas pressé.

Toinette – Adieu. Je suis fâché de vous quitter sitôt ; mais il faut que je me trouve à une grande consultation qui doit se faire pour un homme qui mourut hier.

Argan – Pour un homme qui mourut hier ?

Toinette – Oui : pour aviser et voir ce qu’il aurait fallu lui faire pour le guérir. Jusqu’au revoir.

Argan – Vous savez que les malades ne reconduisent point.

Béralde – Voilà un médecin, vraiment, qui paraît fort habile !

Argan – Oui ; mais il va un peu bien vite.

Béralde – Tous les grands médecins sont comme cela.

Argan – Me couper un bras et me crever un œil, afin que l’autre se porte mieux ! J’aime bien mieux qu’il ne se porte pas si bien. La belle opération, de me rendre borgne et manchot !


Introduction

Le malade imaginaire est la dernière pièce écrite et créée par Molière avant son décès en 1673. Alors au sommet de sa gloire, Molière s’est détourné de la critique des bigots pour s’attarder sur celle des médecins de son époque.

Dans cette scène, c’est au tour de Toinette, la domestique, de se jouer de la crédulité de son maître, en se travestissant en médecin. La scène, comique, voit Argan questionner l’autorité des médecins pour la première fois.

Problématique

En quoi cette scène classique entre maître et valet produit-elle une satire du rapport à l’autorité médicale ?

Mouvements

1) Régime alimentaire de Toinette 2) Une démonstration par l’absurde 3) Une étincelle de réflexion

I – Le régime de Toinette

Ignorantus, ignoranta, Ignorantum.

Latinisme, présentation d’un adjectif latin selon son genre (M, F, N). Toinette manifestement ne parle pas latin, aussi répète-t-elle des formules qu’elle a entendu prononcer par ailleurs. Ce latin lui garantit une apparence de sérieux. C’est également le moyen de produire une sentence, car le mot est transparent, et permet de dénoncer les « ignorants » dans une formule répétitive.

Il faut boire votre vin pur ; et, pour épaissir votre sang, qui est trop subtil,

Référence à la médecine des humeurs : le « sang » trop subtil. On sent ici l’improvisation de Toinette, qui par association d’idées passe du vin dans un conseil gastronomique, à l’évocation du sang.

de bon gros bœuf, de bon gros porc, de bon fromage de Hollande

Anaphore gastronomique. Toinette se concentre sur le régime d’Argan. N’ayant aucune connaissance en médecine, elle utilise la nourriture et le régime en parlant avec aplomb pour impressionner son maître.

du gruau et du riz, et des marrons et des oublies, pour coller et conglutiner.

  • Poursuite des conseils alimentaires, avec du jargon médical synonyme de « coller ». La démonstration concernant le sang, le propos n’est pas très convainquant mais le ton est professoral, comme en témoigne l’accumulation et les synonymes.
  • C’est un régime alimentaire riche qui se dessine, à base de viande et de sucreries. Pour Toinette, bien manger permet de bien vivre.

Votre médecin est une bête.

  • Rupture de ton : du conseil à l’insulte.
  • Moment classique dans ce type de comédie : il s’agit pour le bonimenteur de discréditer le spécialiste qui le précède afin de le supplanter. Au second degré, l’injure de Toinette est par ailleurs réelle : elle pense authentiquement que le médecin aux soins duquel se confie Argan est un incompétent.
  • En le discréditant, Toinette se prépare à assener son propre diagnostic.

Je veux vous en envoyer un de ma main ; et je viendrai vous voir de temps en temps, tandis que je serai en cette ville.

Toinette ici joue le personnage important (un chef de file ou d’école : « de ma main ») mais magnanime, qui accorde une faveur à Argan.

Vous m’obligerez beaucoup.

→ Argan montre une fois encore sa naïveté : il se montre prêt à changer de praticien parce que Toinette se présente comme plus compétente.

II – Une démonstration par l’absurde

Toinette – Que diantre faites-vous de ce bras-là ?

Argan – Comment ?

  • De nouveau, Toinette brusque Argan. C’est un jeu subversif : les domestiques ont rarement l’occasion de renverser l’ordre social. Si ici Toinette demeure dans l’ordre du discours, il y a un aspect carnavalesque à la scène : évocation de la nourriture, et costumes : Toinette déguisée en médecin, et Argan déguisé en malade.
  • L’interrogation est incongrue : elle va questionner le public autant que le personnage.
  • Argan est réduit à une stichomythie (= très courte réplique), tandis que Toinette expose longuement ses thèses. Cette inégale répartition de la parole illustre le rapport de force entre les deux personnages.

Toinette – Voilà un bras que je me ferais couper tout à l’heure, si j’étais que de vous.

Argan – Et pourquoi ?

  • Toinette produit une thèse particulièrement provocatrice, qui doit affoler Argan, d’autant plus en raison de l’urgence affichée (« tout à l’heure »). Le présentatif « voilà » accentue encore le sentiment d’urgence, de même que le registre du conseil « si j’étais que de vous »), qui relève du désengagement moral.
  • C’est sans doute la première fois qu’Argan, avec cette réplique, entend demander une justification à un médecin.
  • De nouveau, Argan réduit à un questionnement sous forme de stichomythie.

Toinette – Ne voyez-vous pas qu’il tire à soi toute la nourriture, et qu’il empêche ce côté-là de profiter ?

Question oratoire de Toinette, parfaitement absurde : l’idée qu’un des organes dans une paire phagocyte l’autre n’a guère de sens (forme d’animalisation d’un membre qui confine à l’absurde). Il s’agit ici d’une parodie (= imitation moqueuse) du raisonnement d’un médecin.

Argan – Oui ; mais j’ai besoin de mon bras.

Argan est dominé par l’autorité symbolique de Toinette déguisée en médecin. Le voilà donc réduit à répondre « oui ». Le point-virgule marque dans la syntaxe la pause d’Argan qui le conduit à réfléchir à la suite de son énoncé. Ici, il s’agit pour Argan de rassembler son courage : la conjonction de coordination « mais » dénote l’opposition. Argan formule une réticence.

Toinette – Vous avez là aussi un œil droit que je me ferais crever, si j’étais en votre place.

Exactement le même dispositif que pour le bras, encore accentué : une forme d’intentionnalité est prêtée à l’œil qui confine à la personnification.

Argan – Crever un œil ?

De nouveau une stichomythie sous forme d’une question, qui cette fois reprend les éléments de l’énoncé précédent, comme pour en obtenir confirmation.

Toinette – Ne voyez-vous pas qu’il incommode l’autre, et lui dérobe sa nourriture ? Croyez-moi, faites-vous-le crever au plus tôt : vous en verrez plus clair de l’œil gauche.

  • Personnification de l’œil.
  • Même procédé oratoire, même appel à l’évidence : « ne voyez-vous pas ». Les verbes « croyez » et « faites » sont conjugués à l’impératif présent : curieuse éthique que celle d’un médecin qui donne des ordres à son patient. Toinette ici met en scène le médecin qui abuse de son autorité.
  • L’argument de Toinette : crever l’œil droit pour mieux voir de l’œil gauche, relève d’un sophisme (=fausse logique).
  • Le comique ici est aussi un comique de répétition.

Argan – Cela n’est pas pressé.

Courte réplique d’Argan qui forme une litote (=exprimer le peu pour signifier le plus). Argan ne répond que sur le caractère d’urgence, ce qui renseigne sur son incapacité à dire non au médecin. Cependant, la litote permet de comprendre qu’Argan n’a aucune envie de respecter la consigne de son interlocuteur.

III – Une étincelle de réflexion

Toinette – Adieu. Je suis fâché de vous quitter sitôt ; mais il faut que je me trouve à une grande consultation qui doit se faire pour un homme qui mourut hier.

Toinette joue toujours ici son rôle de praticien important. En homme important, elle est naturellement peu disponible : elle doit « quitter sitôt » son patient. Nouvelle preuve de son importance, elle se rend à une « grande consultation ». L’adjectif qualificatif connote l’importance de la réunion. Pourtant l’urgence médicale est constituée par… un décès de la veille « hier ».

Argan – Pour un homme qui mourut hier ?

La réplique d’Argan reprend le schéma du comique de répétition qui prévaut dans les répliques précédentes : Argan répète les mots de la question, cherchant confirmation de l’énoncé. Mais il ne conteste toutefois pas les termes de l’affirmation de Toinette : de nouveau, un comique de situation se profile.

Toinette – Oui : pour aviser et voir ce qu’il aurait fallu lui faire pour le guérir. Jusqu’au revoir.

  • « Aviser » et « voir » ont la même étymologie : les deux verbes évoquent la vue, et sont employés dans le sens de « délibérer ». De nouveau, Toinette use d’un ton professoral.
  • Le ton sentencieux devient proprement risible lorsque l’on apprend que l’objet de la conférence est « ce qu’il aurait fallu » faire. Le conditionnel passé est utilisé pour évoquer d’inévitables erreurs des confrères. Le mort est un enjeu de dispute, tout théorique : son décès n’émeut pas le médecin, sans que cela n’alarme Argan.

Argan – Vous savez que les malades ne reconduisent point.

Argan rappelle sa condition de malade, qui lui permet de satisfaire à son impolitesse. Argan correspond ici au stéréotype du barbon, vieillard grincheux qui est moqué dans la Commedia dell’arte.

Béralde – Voilà un médecin, vraiment, qui paraît fort habile !

Béralde se montre particulièrement ironique : présentatif, adverbe « vraiment » pour renforcer l’antiphrase ainsi que l’adverbe « fort » en complément de l’adjectif « habile », et le point d’exclamation.

Argan – Oui ; mais il va un peu bien vite.

Pourtant Argan se montre imperméable à l’ironie de son frère. Il se contente de bredouiller « un peu bien » que le médecin est trop rapide à prendre une décision – ou bien qu’il déroule ses explications trop « vite », ce qui le rend difficile à suivre.

Béralde – Tous les grands médecins sont comme cela.

Béralde opère toujours dans le registre de l’ironie. Il en profite pour opérer une généralisation (présent gnomique = de vérité générale), déterminant « tous les ». Cette généralisation est à double tranchant : pour qui perçoit l’ironie, il s’agit en réalité d’une vive critique portée à la compétence des médecins du siècle de Molière. Argan toutefois n’en perçoit rien.

Argan – Me couper un bras et me crever un œil, afin que l’autre se porte mieux ! J’aime bien mieux qu’il ne se porte pas si bien. La belle opération, de me rendre borgne et manchot !

Argan résume enfin l’opération à laquelle on le promet. Il perçoit l’absurdité du procédé (« la belle opération »), et commence enfin à exercer sa raison. Au fond, le tour de Toinette, pour moqueur qu’il fût, a littéralement servi de leçon au maître.

Conclusion

Dans cet extrait, Molière ne se livre pas qu’à la satire de la crédulité ou à la farce. Il s’agit aussi de dessiner une réflexion de nature pédagogique : le stratagème n’a pas pour but de nuire. Au-delà de sa destination comique, il s’agit d’un procédé destiné à corriger Argan, engoncé dans le carcan de ses passions et de sa foi aveugle. Ce procédé maïeutique (= lié à l’accouchement) vise à pousser à la réflexion. Ainsi, Molière met en lumière l’adage placere et docere : plaire et instruire.