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Le Malade imaginaire Acte III, Scène 3

Béralde — Dans les discours et dans les choses, ce sont deux sortes de personnes que vos grands médecins. Entendez-les parler, les plus habiles gens du monde ; voyez-les faire, les plus ignorants de tous les hommes.

Argan — Ouais ! vous êtes un grand docteur, à ce que je vois ; et je voudrais bien qu’il y eût ici quelqu’un de ces messieurs, pour rembarrer vos raisonnements, et rabaisser votre caquet.

Béralde — Moi, mon frère, je ne prends point à tâche de combattre la médecine ; et chacun, à ses périls et fortune, peut croire tout ce qu’il lui plaît. Ce que j’en dis n’est qu’entre nous ; et j’aurais souhaité de pouvoir un peu vous tirer de l’erreur où vous êtes, et, pour vous divertir, vous mener voir, sur ce chapitre, quelqu’une des comédies de Molière.

Argan — C’est un bon impertinent que votre Molière, avec ses comédies ! et je le trouve bien plaisant d’aller jouer d’honnêtes gens comme les médecins !

Béralde — Ce ne sont point les médecins qu’il joue, mais le ridicule de la médecine.

Argan — C’est bien à lui à faire, de se mêler de contrôler la médecine ! Voilà un bon nigaud, un bon impertinent, de se moquer des consultations et des ordonnances, de s’attaquer au corps des médecins, et d’aller mettre sur son théâtre des personnes vénérables comme ces messieurs-là !

Béralde — Que voulez-vous qu’il y mette, que les diverses professions des hommes ? On y met bien tous les jours les princes et les rois, qui sont d’aussi bonne maison que les médecins.

Argan — Par la mort non de diable ! si j’étais que des médecins, je me vengerais de son impertinence ; et, quand il sera malade, je le laisserais mourir sans secours. Il aurait beau faire et beau dire, je ne lui ordonnerais pas la moindre petite saignée, le moindre petit lavement ; et je lui dirais : Crève, crève ; cela t’apprendra une autre fois à te jouer1 à la Faculté.

Béralde — Vous voilà bien en colère contre lui.

Argan — Oui. C’est un malavisé ; et si les médecins sont sages, ils feront ce que je dis.

Béralde — Il sera encore plus sage que vos médecins, car il ne leur demandera point de secours.

Argan — Tant pis pour lui, s’il n’a point recours aux remèdes.

Béralde — Il a ses raisons pour n’en point vouloir, et il soutient que cela n’est permis qu’aux gens vigoureux et robustes, et qui ont des forces de reste pour porter les remèdes avec la maladie ; mais que pour lui, il n’a justement de la force que pour porter son mal.

Notes

  1. Te jouer : t’attaquer
  2. S’accommoder : se faire à l’idée, accepter.

Introduction

Le malade imaginaire est la dernière pièce écrite et créée par Molière avant son décès en 1673. Alors au sommet de sa gloire, Molière s’est détourné de la critique des bigots pour s’attarder sur celle des médecins de son époque.

Dans cette scène, Béralde cherche à convaincre son frère d’Argan de la charlatanerie des médecins qui l’entourent, mais bien vite la conversation prend le tour d’une discussion de principes : autorité contre raison.

Problématique :

Comment Molière met-il en scène la satire de l’autorité médicale ?

Mouvements

1) Une figure de l’honnête homme 2) Métalepse narrative, satire de la médecine 3) La violence des passions

I – Une figure de l’honnête homme

Dans les discours et dans les choses, ce sont deux sortes de personnes que vos grands médecins.

Béralde entre en matière en évoquant le médecin comme un personnage double, en paroles comme en pratique. C’est cette distinction théorie / pratique qui va lui servir d’argument principal.

Entendez-les parler, les plus habiles gens du monde ; voyez-les faire, les plus ignorants de tous les hommes.

2 superlatifs, 2 hyperboles dans une symétrie. C’est le cœur du paradoxe : des habiles ignorants. Dès cette réplique, Béralde se place dans le champ intellectuel.

Ouais ! vous êtes un grand docteur, à ce que je vois ; et je voudrais bien qu’il y eût ici quelqu’un de ces messieurs, pour rembarrer vos raisonnements, et rabaisser votre caquet.

  • La réponse d’Argan est un sarcasme. Ton familier « ouais », ironie facile « vous êtes un grand docteur » (on repère l’ironie à l’AQ « grand », faussement mélioratif).
  • Mais l’usage du conditionnel présent juste après marque l’impuissance d’Argan qui ne parvient pas à se placer lui aussi sur le terrain intellectuel. Il voit de plus la discussion comme un instrument de pouvoir (conjonction de coordination « et » raisonnements → rabaisser votre caquet.

Moi, mon frère, je ne prends point à tâche de combattre la médecine ; et chacun, à ses périls et fortune, peut croire tout ce qu’il lui plaît. Ce que j’en dis n’est qu’entre nous ;

Béralde s’efforce de relativiser le point de vue de la croyance : il s’efforce de faire appel à la raison de son frère. Ce faisant, il prêche une forme de tolérance (“ chacun […] peut croire ce qu’il lui plaît”). Il use également d’une formule restrictive, rappelant le caractère privé de la discussion « qu’entre nous » : il n’y a pas de risque de perdre la face publiquement.

Béralde est ici dépeint comme la figure typique d’un honnête homme du XVIIe siècle (cf texte de Descartes). Un honnête homme est une personne qui n’est pas nécessairement un savant, mais curieux de tout, ouvert aux idées nouvelles et attentif à la sensibilité des autres. C’est une figure idéale de la bourgeoisie en ascension face aux valeurs aristocratiques.

II – La satire de la médecine

et, pour vous divertir, vous mener voir, sur ce chapitre, quelqu’une des comédies de Molière.

  • Poursuite de la figure de l’honnête homme, qui observant qu’une discussion n’aboutit pas, choisit de changer le sujet. Ici, Béralde propose une distraction.
  • L’auteur s’invite, par le biais de Béralde, directement la comédie.

Analyse

1) Le procédé littéraire est une métalepse narrative (du grec μετάληψις = changement). L’irruption du nom de l’auteur dans la diégèse brise le cadre de la fiction. C’est un exemple de ce que Bertholt Brecht théorisera comme un Verfremdungseffekt : effet d’étrangeté, de distanciation. 2) Béralde devient le héraut du point de vue de l’auteur.

Argan — C’est un bon impertinent que votre Molière, avec ses comédies ! et je le trouve bien plaisant d’aller jouer d’honnêtes gens comme les médecins !

Comique de situation : Molière s’injurie lui-même : il se destinait le rôle d’Argan et l’a joué sur scène. Ici le « votre Molière » laisse penser qu’Argan prend le point de vue des détracteurs de Molière dans les débats de l’époque.

Béralde — Ce ne sont point les médecins qu’il joue, mais le ridicule de la médecine.

  • De nouveau Béralde use de la syntaxe de la négation (ne… pas + conjonction de coordination mais servant à exprimer l’opposition). médecin/médecine : polyptote.
  • La syntaxe est au service d’un nouveau parallélisme qui repose sur la relation d’hypéronymie entre « les médecins » et la discipline qu’est « la médecine ».
  • Ici le public perçoit à n’en pas douter que la scène est, quoique demeurant comique, sérieuse pour ne pas dire grave. Molière invite son public à considérer que ce qui donne le ridicule est bien de croire que l’on est en capacité de tout expliquer, alors que les connaissances nous manquent. On touche ici à l’explication du paradoxe initial : les médecins de l’époque sont implicitement décrits par Béralde comme des érudits, mais ignorants de la réalité de la biologie.

Argan — C’est bien à lui à faire, de se mêler de contrôler la médecine !

Il s’agit désormais d’une polémique. Argan use le seul argument qu’il connaît : un argument d’autorité (« c’est vrai parce qu’une autorité le dit »).

Voilà un bon nigaud, un bon impertinent, de se moquer des consultations et des ordonnances, de s’attaquer au corps des médecins, et d’aller mettre sur son théâtre des personnes vénérables comme ces messieurs-là !

  • Attaque ad hominem : pour discréditer une idée, chercher à en discréditer l’auteur⋅ice. La répétition nigaud / impertinent joue ici ce rôle.

  • Accumulation des fautes reprochées à Molière :

  • se moquer des consultations et ordonnances (dont il ridiculise dans la pièce le caractère théâtral) ;
  • « s’attaquer » → le terme est fort, et laisse supposer une violence de la part de Molière. Cette proposition montre par ailleurs qu’Argan identifie la science médicale à une institution ;
  • Argan produit enfin un discours proche du panégyrique (=discours élogieux), avec un registre épidictique (= qui fait l’éloge). Les médecins sont des personnes « vénérables » (dignes d’être vénérées donc), et des « messieurs ». Le contraste en est d’autant plus fort avec le « nigaud » « impertinent » que serait Molière.

Béralde — Que voulez-vous qu’il y mette, que les diverses professions des hommes ? On y met bien tous les jours les princes et les rois, qui sont d’aussi bonne maison que les médecins.

  • Ironie. La « maison » ici désigne la noblesse. Il s’agit d’une litote : les princes et les rois sont évidemment d’une meilleure noblesse que les médecins.
  • Il s’agit également ici d’une question rhétorique, qui introduit un contre-argument qui n’est pas une réfutation.

III – La violence des passions

Le dernier mouvement met en scène le déchaînement de colère d’Argan, qui ne semble pas maître de ses passions.

Argan — Par la mort non de diable ! si j’étais que des médecins, je me vengerais de son impertinence ; et, quand il sera malade, je le laisserais mourir sans secours.

  • Deux jurons prononcés par Argan : « par la mort » et « non de diable », à la limite du blasphème. Ces deux jurons montrent qu’Argan ne se maîtrise pas.

  • « si j’étais que des médecins, je me vengerais de son impertinence » : Argan use une nouvelle fois de l’irréel du présent, du mode du souhait. Il souhaite obtenir « vengeance » : ce n’est pas être capable de justice. Il s’agit d’assouvir une passion.

  • « et quand il sera malade, je le laisserais mourir sans secours » : les termes de la vengeance, qui montrent qu’Argan est prêt à renoncer à toute charité en raison du manque de respect de Molière.

Argan s’identifie au corps des médecins, auquel il n’appartient pourtant pas : il n’en prend pas moins fait et cause pour eux, dans un emportement qui le rend ridicule.

Il aurait beau faire et beau dire, je ne lui ordonnerais pas la moindre petite saignée, le moindre petit lavement ; et je lui dirais : Crève, crève ; cela t’apprendra une autre fois à te jouer à la Faculté.

  • Rythme binaire « beau faire/beau dire, saignée/lavement, crève/crève ». Argan poursuit dans son identification, et montre quels pouvoirs magiques il confère aux procédés des médecins, comme si une grande saignée pouvait avoir davantage d’effet qu’une « petite », idem pour le lavement. À noter la connotation affectueuse de « petite », qui rend la tirade d’Argan ridicule.
  • Apostrophe à l’impératif redoublée : « crève ». Forme injurieuse, puisqu’on réserve ce verbe aux bêtes.
  • « cela t’apprendra » : tournure enfantine, et qui plus est absurde dans la mesure où si Molière meurt, il pourra difficilement tirer une leçon des événements.

Béralde — Vous voilà bien en colère contre lui.

À nouveau, dans une courte réplique, Béralde ici joue de nouveau la modération. Il cherche à faire se rendre compte Argan de l’état dans lequel il s’est mis.

Argan — Oui. C’est un malavisé ; et si les médecins sont sages, ils feront ce que je dis.

Argan ne perçoit pas l’intention de son frère : il poursuit sur sa lancée. Il produit une nouvelle absurdité : « si les médecins sont sages », alors ils donneront une leçon inutile à Molière.

Béralde — Il sera encore plus sage que vos médecins, car il ne leur demandera point de secours.

  • Béralde montre son habileté rhétorique, puisqu’il s’avère capable de retourner l’argument de son frère : « encore plus sage ».
  • La discussion s’est déplacée sur le terrain de ce que ferait Molière. Ici, pointe une sorte de profession de foi de l’auteur, qui prend la responsabilité de l’annonce.

Argan — Tant pis pour lui, s’il n’a point recours aux remèdes.

Béralde — Il a ses raisons pour n’en point vouloir, et il soutient que cela n’est permis qu’aux gens vigoureux et robustes, et qui ont des forces de reste pour porter les remèdes avec la maladie ; mais que pour lui, il n’a justement de la force que pour porter son mal.

Les deux dernières répliques de l’extrait permettent à Molière de porter son jugement définitif sur les médecins de son temps. Il considère littéralement que les « remèdes » sont pires que le mal.

Conclusion

Dans cet extrait, Molière se comporte en classique accompli : il est en valeur l’honnête homme (auquel il s’associe), et se fait observateur des passions et des limites humaines. Dans cet extrait, plus sérieux que ce à quoi le public pourrait s’attendre, Molière en vient à évoquer ses conceptions philosophiques.