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Romain Gary, La vie devant soi

Il y avait chez nous pas mal de mères qui venaient une ou deux fois par semaine mais c’était toujours pour les autres. Nous étions presque tous des enfants de putes chez Madame Rosa, et quand elles partaient plusieurs mois en province pour se défendre là-bas, elles venaient voir leurs mômes avant et après. C’est comme ça que j’ai commencé à avoir des ennuis avec ma mère. Il me semblait que tout le monde en avait une sauf moi. J’ai commencé à avoir des crampes d’estomac et des convulsions pour la faire venir. Il y avait sur le trottoir d’en face un môme qui avait un ballon et qui m’avait dit que sa mère venait toujours quand il avait mal au ventre. J’ai eu mal au ventre mais ça n’a rien donné et ensuite j’ai eu des convulsions, pour rien aussi. J’ai même chié partout dans l’appartement pour plus de remarque. Rien. Ma mère n’est pas venue et Madame Rosa m’a traité de cul d’Arabe pour la première fois, car elle n’était pas française. Je lui hurlais que je voulais voir ma mère et pendant des semaines j’ai continué à chier partout pour me venger. Madame Rosa a fini par me dire que si je continuais c’était l’Assistance publique et là j’ai eu peur, parce que l’Assistance publique c’est la première chose qu’on apprend aux enfants. J’ai continué à chier pour le principe mais ce n’était pas une vie. On était alors sept enfants de putes en pension chez Madame Rosa et ils se sont tous mis à chier à qui mieux mieux car il n’y a rien de plus conformiste que les mômes et il y avait tant de caca partout que je passais inaperçu là-dedans.

Madame Rosa était déjà vieille et fatiguée même sans ça et elle le prenait très mal parce qu’elle avait déjà été persécutée comme Juive. Elle grimpait ses six étages plusieurs fois par jour avec ses quatre-vingt-quinze kilos et ses deux pauvres jambes et quand elle entrait et qu’elle sentait le caca, elle se laissait tomber avec ses paquets dans son fauteuil et elle se mettait à pleurer car il faut la comprendre. Les Français sont cinquante millions d’habitants et elle disait que s’ils avaient tous fait comme nous même les Allemands n’auraient pas résisté, ils auraient foutu le camp. Madame Rosa avait bien connu l’Allemagne pendant la guerre mais elle en était revenue. Elle entrait, elle sentait le caca, et elle se mettait à gueuler « C’est Auschwitz ! C’est Auschwitz ! », car elle avait été déportée à Auschwitz pour les Juifs. Mais elle était toujours très correcte sur le plan raciste. Par exemple il y avait chez nous un petit Moïse qu’elle traitait de sale bicot mais jamais moi. Je ne me rendais pas compte à l’époque que malgré son poids elle avait de la délicatesse.

— Romain Gary (Émile Ajar), La vie devant soi, 1975


Introduction

Romain Gary est un écrivain célèbre du XXe siècle. Russe naturalisé français, il sera aviateur, résistant, diplomate, réalisateur, scénariste. Gary est le seul écrivain à avoir obtenu deux fois le prix Goncourt : une fois sous son nom, une autre avec le pseudonyme d’Émile Ajar pour La vie devant soi.

Dans ce roman, le narrateur Mohammed (surnommé Momo) est un jeune garçon (on apprendra plus tard qu’il a quatorze ans) raconte de façon décousue son enfance en compagnie de sa gardienne, Mme Rosa. Cette dernière est une ancienne prostituée qui gère une pension clandestine pour enfants. Momo fait le récit haut en couleur de la vie marginale dans le quartier parisien de Belleville dans les années 70. Le style narratif est singulier, car le narrateur écrit souvent comme il parle, avec le vocabulaire décalé d’un enfant des rues analphabète.

Au début du roman, le narrateur présente Mme Rosa qui lui sert de mère de substitution avec une spontanéité candide mêlée d’une forme de tendresse.

Problématique

On cherchera à montrer comment dans cet extrait Romain Gary module le topos du récit d’enfance en le rendant aussi touchant que cocasse.

Mouvements :

  1. La conscience du manque jusqu’à « pour rien aussi ».
  2. Une anecdote insensée jusqu’à « je passais inaperçu là-dedans ».
  3. Portrait d’une rescapée

I – La conscience du manque jusqu’à « pour rien aussi »

Il y avait chez nous pas mal de mères qui venaient une ou deux fois par semaine mais c’était toujours pour les autres.

L’extrait commence d’emblée par un ton familier. « pas mal de mères ». Le pronom « nous » indique que Momo est chez lui chez Mme Rosa. La précision renvoie au souvenir nécessairement imprécis : « une ou deux fois ». Le lecteur ou la lectrice peut d’emblée être déconcertée par ces « mères » qui ne rendent visite à leur enfant que deux fois dans la semaine.

Qui plus est, la conjonction de coordination « mais » marque l’opposition. Le narrateur exprime le sentiment d’injustice qui l’anime rétrospectivement : « c’était toujours pour les autres ». L’adverbe de temps « toujours » renvoie à une formulation enfantine d’expression du sentiment d’injustice.

Nous étions presque tous des enfants de putes chez Madame Rosa, et quand elles partaient plusieurs mois en province pour se défendre là-bas, elles venaient voir leurs mômes avant et après.

Ici se déploie le style caractéristique de l’auteur dans le roman. Un imparfait descriptif et généralisant construit avec le pronom personnel « nous », le substantif « enfants » contraste aussitôt avec « putes ». Le narrateur ne semble avoir aucune conscience de la portée du vocabulaire qu’il emploie. La formulation « Madame » suivie d’un prénom est aussi caractéristique du cliché d’une tenancière de maison-close.

La coordination par la conjonction « et » traduit aussi un style oral. Elle introduit une proposition à l’imparfait d’habitude. « Se défendre » est un mésusage caractéristique de Momo dans le roman, qui ne connaît ni le verbe « tapiner » ni « se prostituer ». Il permet au lecteur d’imaginer que l’enfant ignore tout de la véritable activité des prostituées qui semblent partir en déplacement professionnel et saisissent une occasion d’aller voir leurs enfants désignés familièrement.

Défendre → détendre : paronymie comique permettant de montrer la naïveté du narrateur.

C’est comme ça que j’ai commencé à avoir des ennuis avec ma mère.

La phrase, sorte de légère prolepse (anticipation dans le récit) se construit sur un présentatif « c’est comme ça ». Le narrateur évoque par avance les « ennuis » du narrateur avec sa mère, créant un suspense résolu à la phrase suivante.

Il me semblait que tout le monde en avait une sauf moi.

La narrateur se replonge de nouveau dans la rétrospection et observe, quoiqu’avec le peu de recul qui le caractérise, sur le nourrisson qu’il était. On y remarque la singularité du personnage désigné par le pronom personnel « moi », qui s’oppose dans une antithèse à « tout le monde ». Cette singularité s’exprime dans une privation. Cette annonce abrupte confère un aspect comique à cette réflexion, pour son caractère (apparemment) absurde.

J’ai commencé à avoir des crampes d’estomac et des convulsions pour la faire venir.

Cette phrase est touchante pour ce qu’elle exprime, le désir d’être aimé et retrouvé par sa mère, physiquement douloureuse. Mais elle comporte aussi une dimension comique par l’impuissance qu’elle exprime au travers de la croyance en une pensée magique de l’enfant.

Il y avait sur le trottoir d’en face un môme qui avait un ballon et qui m’avait dit que sa mère venait toujours quand il avait mal au ventre.

Cette phrase est une analepse. Elle consiste pour le narrateur à venir en arrière, dans ce récit décousu. C’est bien parce que le garçon « d’en face » a donné cette idée à Momo qu’il la met en œuvre. Au milieu de cette phrase, un épithétisme qui marque aussi le souvenir : la proposition subordonnée relative au sujet du ballon n’a en effet aucune incidence sur le récit.

J’ai eu mal au ventre mais ça n’a rien donné et ensuite j’ai eu des convulsions, pour rien aussi.

Le narrateur reprend le fil de son récit. Sa phrase se construit en écho de la première évocation des douleurs. Elle constitue un parallélisme : « ça n’a rien donné » / « pour rien aussi », dans une syntaxe heurtée et orale.

Conclusion

Le passage confronte le lecteur ou la lectrice au vécu de l’absence de mère par l’enfant. Mais tout émouvant qu’il soit, ce passage construit une situation comique par le décalage langagier avec la dureté des conditions de vie.

II – Une anecdote insensée

J’ai même chié partout dans l’appartement pour plus de remarque. Rien.

Comme l’expression de la douleur ne suffit pas, le narrateur raconte avoir « chié partout dans l’appartement ». C’est une forme d’animalisation de lui-même qui procure encore une fois une sensation partagée, entre dimension comique et compassion. Cette phrase comporte également un solécisme (= erreur de syntaxe) qui souligne l’innocence du narrateur. La phrase chute sur le résultat de l’invocation de Momo : « rien ».

Ma mère n’est pas venue et Madame Rosa m’a traité de cul d’Arabe pour la première fois, car elle n’était pas française.

Dans un même mouvement, Momo évoque une mère absente et la réflexion de sa mère de substitution, Madame Rosa. L’injure est justifiée dans une anacoluthe (= anomalie de construction syntaxique) qui jette le trouble sur la personne qui ne serait « pas française ». L’insulte, imagée, constitue une synecdoque (=désigner le tout par une de ses parties).

Je lui hurlais que je voulais voir ma mère et pendant des semaines j’ai continué à chier partout pour me venger.

La dimension comique de la phrase naît de l’imparfait d’habitude qui prolonge la durée de l’action infernale de Momo « pendant des semaines ». De nouveau, Momo se prête rétrospectivement une intention : celle de « se venger ».

Madame Rosa a fini par me dire que si je continuais c’était l’Assistance publique et là j’ai eu peur, parce que l’Assistance publique c’est la première chose qu’on apprend aux enfants.

Cette phrase possède également un ressort comique en raison du décalage né de l’allégorie de « l’Assistance publique ». Aucun enfant placé dans une situation normale ne connaît cette institution, dont l’objet est précisément de prendre en charge les orphelins. L’anacoluthe « l’Assistance publique c’est la première chose » renvoie une nouvelle fois à un langage enfantin dans une phrase au présent gnomique, et assimile l’institution à un croquemitaine.

J’ai continué à chier pour le principe mais ce n’était pas une vie.

De nouveau une construction syntaxique erratique et un mauvais emploi d’expression. « Ce n’était pas une vie » signifie que l’on ne supporte plus des conditions de vie difficiles. Or ici, c’est bien Momo qui mène la vie dure à sa gardienne.

On était alors sept enfants de putes en pension chez Madame Rosa et ils se sont tous mis à chier à qui mieux mieux car il n’y a rien de plus conformiste que les mômes et il y avait tant de caca partout que je passais inaperçu là-dedans.

De nouveau un style enfantin caractérisé par la coordination successive de quatre propositions. L’anacoluthe se construit sur la rupture de sens entre la première proposition, descriptive, incluant l’ensemble des enfants par le pronom personnel indéfini « on » et la deuxième proposition qui passe cette fois au pronom « ils » excluant le narrateur.

La proposition au présent gnomique « il n’y a rien de plus conformiste que les mômes » est une sentence que l’on n’attend guère non plus dans la bouche d’un narrateur enfantin, et qui produit un décalage comique, surtout qu’immédiatement le narrateur emploie le mot « caca », lexique enfantin construit sur un redoublement de syllabe.

III – Portrait d’une rescapée

Madame Rosa était déjà vieille et fatiguée même sans ça et elle le prenait très mal parce qu’elle avait déjà été persécutée comme Juive.

La compassion du narrateur s’exprime dans les premiers adjectifs qu’il utilise pour décrire sa gardienne, l’adverbe « déjà » invitant à imaginer que l’état de santé de la vieille femme ne fera que se dégrader.

La suite de la phrase apporte une justification rendue confuse par le mélange de degrés de gravité entre « prendre mal » et l’annonce des persécutions que Mme Rosa a subies en raison de sa judéité. Néanmoins, d’emblée le narrateur use d’un terme univoque pour décrire le passé de cette femme. Il use d’un terme précis, celui de la persécution qui montre que cette donnée est particulièrement présente à son esprit.

Elle grimpait ses six étages plusieurs fois par jour avec ses quatre-vingt-quinze kilos et ses deux pauvres jambes et quand elle entrait et qu’elle sentait le caca, elle se laissait tomber avec ses paquets dans son fauteuil et elle se mettait à pleurer car il faut la comprendre.

La description de Madame Rosa se construit sur une anacoluthe (grimper « avec » son poids) qui produit également un décalage comique. Elle permet de mettre en scène l’obésité et la fatigue du personnage, qui sera un des fils conducteurs du roman. Le même procédé est utilisé juste après lorsqu’elle se laisse tomber dans son fauteuil.

Le discours narrativisé « car il faut la comprendre » permet au narrateur de reprendre à son compte le discours de justification de sa gardienne, tandis que l’évocation des pleurs invite à la sympathie.

Les Français sont cinquante millions d’habitants et elle disait que s’ils avaient tous fait comme nous même les Allemands n’auraient pas résisté, ils auraient foutu le camp.

Les propos rapportés oscillent entre le style indirect libre pour la première partie de la phrase construite sur un présent gnomique et le style indirect. Le propos hyperbolique permet de montrer à quel point la situation est pénible à supporter, mais aussi à mettre en évidence le caractère central de la seconde guerre mondiale dans la psychologie de Mme Rosa.

Madame Rosa avait bien connu l’Allemagne pendant la guerre mais elle en était revenue.

L’euphémisme du narrateur « bien connu l’Allemagne » manifeste évidemment une incompréhension de ce qu’a vécu Mme Rosa. La conjonction de coordination « mais », puis l’indication de son retour, constitue ici une bonne indication du caractère peu probable alors de son retour de déportation. Le décalage entre la vieille dame revenue des camps et le jeune homme naïf produit une nouvelle fois un effet comique.

Elle entrait, elle sentait le caca, et elle se mettait à gueuler « C’est Auschwitz ! C’est Auschwitz ! », car elle avait été déportée à Auschwitz pour les Juifs.

L’enchaînement des verbes dans des propositions courtes permet de se représenter l’arrivée de Mme Rosa chez elle. Le vocabulaire familier « gueuler » produit aussi une forte impression, et annonce l’exclamation répétée de Mme Rosa. Cette exclamation signale le surgissement des souvenirs de la gardienne, qui se trouve replongée par l’odeur dans le trauma indicible qu’a constitué la déportation dans le camp de concentration d’Auschwitz. L’enfant qui fait le récit de ses souvenirs ne se rend pas compte de la vulnérabilité de Mme Rosa.

Le peu qu’il est capable d’indiquer est une précision désormais inutile, produite encore une fois sous la forme d’une anacoluthe : Mme Rosa est déportée parce que Juive, et non « pour les Juifs ».

Mais elle était toujours très correcte sur le plan raciste.

Par attachement et faute de compréhension, Momo cherche brusquement à trouver des excuses au comportement de Mme Rosa. Alors même qu’elle l’a traité de « cul d’Arabe », il l’absout de tout racisme.

Par exemple il y avait chez nous un petit Moïse qu’elle traitait de sale bicot mais jamais moi.

Il faut sans doute voir dans cette indication surprenante que Mme Rosa est une Juive ashkénaze, venue d’Europe centrale et orientale, tandis que Moïse, qui porte un prénom juif également, est sans doute un séfarade issu du Maghreb. L’injure raciste « bicot » de Mme Rosa est donc destinée à un autre enfant Juif et non à Mohammed dont l’un des deux parents au moins est maghrébin. Cette indication laisse également penser que Momo jouit d’un traitement particulier de la part de sa gardienne, qui ne lui adresse « jamais » d’injure raciste. Là encore, la singularité de la situation prête à sourire.

Je ne me rendais pas compte à l’époque que malgré son poids elle avait de la délicatesse.

Ici l’anacoluthe devient un zeugme. Le narrateur inclut dans une même construction logique les registres concrets de l’obésité de sa gardienne et le registre abstrait de sa « délicatesse ».

Conclusion

Romain Gary propose ici l’anti-modèle du récit d’enfance attendri. En plus d’une mère absente remplacée par une gardienne qui est une ancienne prostituée débordée par des enfants perturbés, le narrateur nous entraîne sur le chemin d’une mémoire traumatique : celle du génocide.