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Manon Lescaut – La mort de Manon

Nous marchâmes aussi longtemps que le courage de Manon put la soutenir, c’est-à-dire environ deux lieues ; car cette amante incomparable refusa constamment de s’arrêter plus tôt. Accablée enfin de lassitude, elle me confessa qu’il lui était impossible d’avancer davantage. Il était déjà nuit ; nous nous assîmes au milieu d’une vaste plaine, sans avoir pu trouver un arbre pour nous mettre à couvert. Son premier soin fut de changer le linge de ma blessure, qu’elle avait pansée elle-même avant notre départ. Je m’opposai en vain à ses volontés ; j’aurais achevé de l’accabler mortellement si je lui eusse refusé la satisfaction de me croire à mon aise et sans danger avant que de penser à sa propre conservation. Je me soumis durant quelques moments à ses désirs ; je reçus ses soins en silence et avec honte.

Mais lorsqu’elle eut satisfait sa tendresse, avec quelle ardeur la mienne ne prit-elle pas son tour ! Je me dépouillai de tous mes habits pour lui faire trouver la terre moins dure en les étendant sous elle. Je la fis consentir, malgré elle, à me voir employer à son usage tout ce que je pus imaginer de moins incommode. J’échauffais ses mains par mes baisers ardents et par la chaleur de mes soupirs. Je passai la nuit entière à veiller près d’elle et à prier le ciel de lui accorder un sommeil doux et paisible. Ô Dieu ! que mes vœux étaient vifs et sincères ! et par quel rigoureux jugement aviez-vous résolu de ne pas les exaucer !

Pardonnez si j’achève en peu de mots un récit qui me tue. Je vous raconte un malheur qui n’eut jamais d’exemple ; toute ma vie est destinée à le pleurer. Mais, quoique je le porte sans cesse dans ma mémoire, mon âme semble reculer d’horreur chaque fois que j’entreprends de l’exprimer.

Nous avions passé tranquillement une partie de la nuit. Je croyais ma chère maîtresse endormie, et je n’osais pousser le moindre souffle, dans la crainte de troubler son sommeil. Je m’aperçus, dès le point du jour, en touchant ses mains, qu’elle les avait froides et tremblantes ; je les approchai de mon sein pour les échauffer. Elle sentit ce mouvement, et, faisant un effort pour saisir les miennes, elle me dit d’une voix faible qu’elle se croyait à sa dernière heure.

Je ne pris d’abord ce discours que pour un langage ordinaire dans l’infortune, et je n’y répondis que par les tendres consolations de l’amour. Mais ses soupirs fréquents, son silence à mes interrogations, le serrement de ses mains, dans lesquelles elle continuait de tenir les miennes, me firent connaître que la fin de ses malheurs approchait.

N’exigez point de moi que je vous décrive mes sentiments, ni que je vous rapporte ses dernières expressions. Je la perdis ; je reçus d’elle des marques d’amour au moment même qu’elle expirait : c’est tout ce que j’ai la force de vous apprendre de ce fatal et déplorable événement.

– Abbé Prévost, Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut, éd. révisée de 1753


Introduction

L’abbé Prévost est un écrivain du dix-huitième siècle qui mène à bien des égards une vie aussi aventureuse que le héros de Manon Lescaut. Dans ce roman-mémoires, sorte de récit rétrospectif fictif, Prévost se charge avec malice de moquer l’hypocrisie des mœurs de son époque. Le roman est construit autour d’un narrateur qui prétend avoir rencontré un personnage dont il prend en note le récit.

Dans cet extrait, proche de la fin du roman, Des Grieux fait le récit de la fin tragique de Manon. Il justifie l’entièreté du comportement du narrateur par la noblesse des sentiments mutuels qu’éprouvent les deux protagonistes.

Problématique

On cherchera dans cet extrait à montrer comment Prévost suggère une analyse morale de ses personnages.

Plan

  1. La tendresse de Manon → silence et avec honte
  2. La réciproque de Des Grieux → pas les exaucer
  3. Une fin tragique

I – La tendresse de Manon

Nous marchâmes aussi longtemps que le courage de Manon put la soutenir, c’est-à-dire environ deux lieues

Cette unité de mesure correspond à une marche qui vu l’état de santé des deux personnages a sans doute duré plus de deux heures. La proposition subordonnée circonstancielle de temps permet une métaphore, comme si le courage de Manon lui servait de béquille, montrant une vertu nouvelle chez ce personnage.

car cette amante incomparable refusa constamment de s’arrêter plus tôt.

L’adjectif « incomparable » constitue une hyperbole qui exprime l’admiration du narrateur pour Manon.

Accablée enfin de lassitude, elle me confessa qu’il lui était impossible d’avancer davantage.

Le lexique religieux employé par le narrateur permet de mettre en lumière le cadre intime de la scène, de même que la focalisation porte sur le narrateur qui exprime sa sympathie à l’égard de Manon.

Il était déjà nuit ; nous nous assîmes au milieu d’une vaste plaine, sans avoir pu trouver un arbre pour nous mettre à couvert.

La courte description produit la représentation d’une scène funèbre et traduit la vulnérabilité des personnages.

Son premier soin fut de changer le linge de ma blessure, qu’elle avait pansée elle-même avant notre départ.

L’action de Manon parle pour elle : elle fait désormais montre d’un altruisme et d’un empressement hors du commun.

Je m’opposai en vain à ses volontés ; j’aurais achevé de l’accabler mortellement si je lui eusse refusé la satisfaction de me croire à mon aise et sans danger avant que de penser à sa propre conservation.

La phrase rend compte des pensées contradictoires du narrateur, qui souhaite que sa maîtresse s’économise tout en comprenant qu’il lui faut accepter ces soins prodigués pour rassurer Manon qui en aurait pourtant bien besoin. L’hyperbole de l’adverbe « mortellement » permet de figurer cette contradiction. Ici pointe également l’état de nécessité dans lequel se trouve Manon, soumise à une passion amoureuse qui la rend altruiste.

Je me soumis durant quelques moments à ses désirs ; je reçus ses soins en silence et avec honte.

Le personnage accepte les soins de Manon un temps. Pourquoi avec honte ? Car Des Grieux devrait s’occuper d’elle et non l’inverse. C’est tout son système de représentation chevaleresque du début du roman comme du duel qui s’effondre.

II – La réciproque de Des Grieux

Mais lorsqu’elle eut satisfait sa tendresse, avec quelle ardeur la mienne ne prit-elle pas son tour !

La phrase exclamative construite avec le complément circonstanciel de temps montre la réciproque à laquelle compte se rendre Des Grieux. La métaphore de l’ardeur est un écho à la passion qui anime Manon.

Je me dépouillai de tous mes habits pour lui faire trouver la terre moins dure en les étendant sous elle. Je la fis consentir, malgré elle, à me voir employer à son usage tout ce que je pus imaginer de moins incommode.

La tournure hyperbolique traduit le soin extrême apporté au bien-être de Manon. Des Grieux. Elle marque le profond désintéressement de soi qui habite le personnage, qui envisage le bien de Manon avant le sien propre.

J’échauffais ses mains par mes baisers ardents et par la chaleur de mes soupirs.

Métaphore du feu et champ lexical de la chaleur traduisent à la fois l’action de Des Grieux qui cherche à réconforter sa compagne que la passion qui l’anime.

Je passai la nuit entière à veiller près d’elle et à prier le ciel de lui accorder un sommeil doux et paisible. Ô Dieu ! que mes vœux étaient vifs et sincères ! et par quel rigoureux jugement aviez-vous résolu de ne pas les exaucer !

La veillée est une activité traditionnelle, digne d’un chevalier qui protège sa dame. L’apostrophe à Dieu, comme une invocation, traduit le désespoir du narrateur. La première exclamation est l’expression de nouveau de la sincérité des sentiments, tandis que la seconde constitue une prolepse (=anticipation). Le narrateur annonce la fin de Manon dans un passage au registre pathétique.

III – Une fin tragique

Pardonnez si j’achève en peu de mots un récit qui me tue.

Le narrateur s’adresse directement à son interlocuteur. Il use de la métaphore du récit qui le « tue » pour mieux exprimer la douleur qu’il éprouve dans le récit de son infortune. La volonté d’abréger permet une fois de plus d’insister sur la passion dévorante du personnage.

Je vous raconte un malheur qui n’eut jamais d’exemple ; toute ma vie est destinée à le pleurer.

Le registre employé est un registre qui oscille entre le registre élégiaque (exprimant le mal-être amoureux) et le registre épique, construit par l’hyperbole « n’eut jamais d’exemple ». Le narrateur évoque la mort de Manon dans une périphrase (« un malheur »), qui l’a atteint au plus profond de son être, puisque la passion qui le domine est désormais la mélancolie du deuil.

Mais, quoique je le porte sans cesse dans ma mémoire, mon âme semble reculer d’horreur chaque fois que j’entreprends de l’exprimer.

Introspection du narrateur, qui s’observe lui-même en train de penser. Il évoque ainsi la récurrence du souvenir, qu’il s’efforce de susciter par un acte de volonté caractéristique du deuil.

Le narrateur semble alors se dédoubler, puisque son « âme », dotée ici d’une personnalité propre « recule ». Cette pause dans le récit, rédigée au présent d’énonciation, permet à Des Grieux de décrire les mouvements contradictoires qui l’agitent et sont le symptôme de son malheur.

Nous avions passé tranquillement une partie de la nuit. Je croyais ma chère maîtresse endormie, et je n’osais pousser le moindre souffle, dans la crainte de troubler son sommeil.

Quoique la scène soit décrite du point de vue de Des Grieux, l’usage du verbe « croire » permet de comprendre que chacun des deux personnages a traversé la nuit en tâchant laisser l’autre dormir.

Je m’aperçus, dès le point du jour, en touchant ses mains, qu’elle les avait froides et tremblantes ; je les approchai de mon sein pour les échauffer.

Un contraste tragique apparaît entre les « mains » « froides et tremblantes » de Manon d’une part, et la vie qui continue : le « point du jour », le « sein » de Des Grieux toujours capable d’« échauffer ».

Elle sentit ce mouvement, et, faisant un effort pour saisir les miennes, elle me dit d’une voix faible qu’elle se croyait à sa dernière heure.

C’est Manon qui la première a conscience de la fin qui approche, et en informe Des Grieux.

Je ne pris d’abord ce discours que pour un langage ordinaire dans l’infortune, et je n’y répondis que par les tendres consolations de l’amour.

Le narrateur quant à lui refuse de croire ce que lui indique sa compagne, confondant la confidence et le « langage ordinaire de l’infortune ». Son récit, construit sur une négation restrictive, laisse deviner le regret qu’il éprouve.

Mais ses soupirs fréquents, son silence à mes interrogations, le serrement de ses mains, dans lesquelles elle continuait de tenir les miennes, me firent connaître que la fin de ses malheurs approchait.

C’est finalement une accumulation de symptômes qui convainc le jeune homme qui n’arrive alors toujours pas à évoquer directement le décès de sa compagne : il use de la périphrase euphémisée « la fin de ses malheurs ».

N’exigez point de moi que je vous décrive mes sentiments, ni que je vous rapporte ses dernières expressions.

Une nouvelle fois, le narrateur s’adresse directement à son interlocuteur par une phrase négative coordonnée. Refusant de rapporter ses « dernières expressions », il estime devoir renfermer ce souvenir pour lui seul. S’il indique ne pas vouloir « décrire ses sentiments », il en a déjà abondamment produit le dessin dans le passage qui précède : mais le sentiment de perte lui semble indicible.

Je la perdis ; je reçus d’elle des marques d’amour au moment même qu’elle expirait :

Il se contente, sobrement, d’évoquer en une proposition la mort de la jeune femme, puis dans une deuxième juxtaposée d’évoquer allusivement « les marques d’amour » que lui offre Manon avant d’« expirer ». Ainsi, le narrateur a la preuve définitive que l’amour de Manon est sincère. Sa passion rachète toutes les péripéties qu’il a pu vivre à ses côtés.

c’est tout ce que j’ai la force de vous apprendre de ce fatal et déplorable événement.

Des Grieux use de l’adjectif qualificatif fatal, qu’on ne peut réduire à son sens littéral (mortel) : son choix invite le lecteur ou la lectrice à considérer la dimension tragique (le fatum) du récit du personnage.

Conclusion

La fin du roman produit un contraste saisissant avec le début dans lequel Manon était décrite comme une personne frivole et manipulatrice, tandis que Des Grieux, naïf et amoureux, se laisse entraîner dans les combines les plus sordides. La fin du roman montre que « l’amour rachète tout ». Manon, toute guidée par ses passions, n’en a pas moins une mort digne et par laquelle elle rend son amour à Des Grieux.