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Morts de Quatre-vingt-douze

… Français de soixante-dix, bonapartistes,
républicains, souvenez-vous de vos pères en 92, etc. ;
— Paul de Cassagnac (Le Pays)

Morts de Quatre-vingt-douze et de Quatre-vingt-treize,
Qui, pâles du baiser fort de la liberté,
Calmes, sous vos sabots, brisiez le joug qui pèse
Sur l’âme et sur le front de toute humanité ;

Hommes extasiés et grands dans la tourmente,
Vous dont les cœurs sautaient d’amour sous les haillons,
Ô Soldats que la Mort a semés, noble Amante,
Pour les régénérer, dans tous les vieux sillons ;

Vous dont le sang lavait toute grandeur salie,
Morts de Valmy, Morts de Fleurus, Morts d’Italie,
Ô million de Christs aux yeux sombres et doux ;

Nous vous laissions dormir avec la République,
Nous, courbés sous les rois comme sous une trique :
— Messieurs de Cassagnac nous reparlent de vous !

— Mazas, 3 septembre 1870.
Arthur Rimbaud


Introduction

Rimbaud (1854 – 1891) fait partie du groupe de ceux que Verlaine nomme les « poètes maudits ». Il n’écrit que durant cinq ans des poèmes qui se caractérisent par une recherche formelle, et montrent l’anticonformisme du jeune homme aussi bien que son talent d’écriture. La légende de Rimbaud se construit sur l’arrêt brutal de l’écriture, et la vie aventureuse ainsi que brève du poète.

Il a 16 ans lorsqu’il rédige ce sonnet de forme classique en alexandrins alternant rimes féminines et masculines. Ce poème est rédigé dans la prison où est incarcéré Rimbaud en août 1870. Rimbaud a fugué : il cherchait à rejoindre Paris et s’y faire un nom dans les cercles intellectuels. La guerre que l’empereur Napoléon III a déclaré à la Prusse le 19 juillet s’avère être un désastre. Les défaites se succèdent, la bataille de Sedan le premier septembre 1870 sonnera le glas de l’Empire : Napoléon capitule le 2 septembre. La Troisième République sera proclamée le 4 septembre.

Dans ce contexte, Rimbaud construit son poème explicitement contre la propagande bonapartiste citée dans l’épigraphe avec l’exemple de la ligne éditoriale développée Cassagnac père et fils qui cherchent à récupérer rallier les républicains qui se sentent héritiers du régime de 1792-1793.

Le sonnet se construit en une seule phrase, marquée par un concetto acerbe.

Problématique

On cherchera à montrer comment dans ce poème qui constitue un exercice de style, Rimbaud montre son attachement à l’idéal révolutionnaire et le mépris qu’il a pour le régime en place.

Mouvements

  1. Un hommage épique, premier quatrain
  2. a glorification du sacrifice, second quatrain et premier tercet.
  3. Une chute acerbe

I – Un hommage épique

Morts de Quatre-vingt-douze et de Quatre-vingt-treize,

Le sonnet commence par une apostrophe, et une périphrase permettant de désigner les combattants et les insurgés de cette période. Elle permet au poète de faire sien l’héritage glorieux des révolutionnaires de la fin du dix-huitième siècle, autant qu’un écho à l’épigraphe coupé avec un mépris apparent.

1792 : la journée du 10 août 1792 est une insurrection, parfois qualifiée de seconde révolution, au cours de laquelle le peuple de la Commune de Paris prend d'assaut le palais des Tuileries où réside le pouvoir exécutif. Cette journée annonce la fin de la monarchie, et la première période de Terreur avec les massacres de septembre (début septembre 1792). Les armées européennes assaillent les troupes françaises mais sont défaites, conduisant à la proclamation de la République le 21 septembre 1792.

1793 : année de tous les dangers pour la jeune République, en guerre contre l'Europe entière, et en guerre civile en Vendée et Bretagne.

Qui, pâles du baiser fort de la liberté,

Introduction par le pronom relatif qui d’une longue phrase, caractéristique d’une période. Suivent deux expansions du nom sous forme d’incises.

L’hypallage du « baiser fort de la liberté » conduit à une allégorie de la liberté.

La pâleur suite à un baiser qui retire le sang est une métaphore de la mort : les hommes qui sont morts l’ont fait par amour de la liberté.

Ici, le style est épidictique (= le discours épidictique est un discours destiné à louer ou blâmer).

Calmes, sous vos sabots, brisiez le joug qui pèse

Les « sabots » sont la chaussure caractéristique de la petite paysannerie et des ouvriers. Le joug désigne également dans son sens littéral l’entrave d’un animal de trait. C’est bien le nombre des sabots qui permet de briser le joug, métaphore de l’émancipation et répond à 93 à la rime.

Sur l’âme et sur le front de toute humanité ;

Synecdoque (désigner le tout par une de ses parties) de l’humanité à l’issue de l’enjambement, caractéristique du registre épique avec l’accumulation des expansions du nom. Le « joug » pèse à la fois sur « l’âme », métaphore de la conscience des peuples, ainsi que sur le front, métaphore du travail et donc ici de l’exploitation : le vers confine à l’hyperbole.

Conclusion : dans ce premier quatrain, Rimbaud use du registre épique pour rendre la gloire aux anonymes qui ont combattu au service des idéaux et de la cause révolutionnaire.

II – La glorification du sacrifice

Hommes extasiés et grands dans la tourmente,

La phrase se poursuit après un point-virgule par une nouvelle apostrophe aux « Hommes ».

L’extase (ἔκστασις = contemplation qui transporte hors de soi) est une vertu, caractéristique des saints dans la religion chrétienne.

De nouveau, le registre épique est utilisé par la connotation de l’adjectif qualificatif « grand ». La « tourmente » est une métaphore (devenue depuis un lieu commun) qui désigne une succession dramatique d’événements.

Vous dont les cœurs sautaient d’amour sous les haillons,

Nouvelle apostrophe, dans le registre lyrique. La métaphore des cœurs (désignant par métonymie l’esprit) permet d’exprimer l’intensité de l’émotion des soldats-paysans-révolutionnaires vêtus de « haillons », c’est-à-dire de vêtements usés. L’amour est également une vertu chrétienne cardinale, associée au sacrifice du Christ.

Ô Soldats que la Mort a semés, noble Amante,

De nouveau une apostrophe lyrique aux soldats, affublés cette fois-ci d’une majuscule respectueuse. L’allégorie de la « Mort » s’y confond avec la liberté. Rimbaud confond la mort et le sentiment de la « noble Amante », métaphore de la patrie pour laquelle le poète indique qu’il est « noble » de se sacrifier. Les soldats sont « semés » dans la métaphore d’autant de graines qui doivent germer, et annoncent un futur d’autant plus radieux.

Pour les régénérer, dans tous les vieux sillons ;

La « régénération » correspond étymologiquement à une nouvelle naissance, à une résurrection. C’est ici une dimension christique qui apparaît de nouveau, mêlée aux « vieux sillons ». La métonymie du sillon désigne par association du champ et de la terre le territoire national dans son ensemble. Il renvoie également au refrain de La Marseillaise, hymne révolutionnaire populaire durant tout le dix-neuvième siècle. Les soldats sont associés aux républicains depuis la Révolution de 1789 jusqu’à 1870.

Vous dont le sang lavait toute grandeur salie,

Le sang qui lave la souillure est une métaphore à la fois religieuse et du sacrifice. Le vers reprend la forme adoptée au second quatrain.

Morts de Valmy, Morts de Fleurus, Morts d’Italie,

Anaphore ternaire destinée à renforcer la dimension symbolique du sacrifice des soldats.

La bataille de Valmy le 20 septembre 1792 est une victoire importante pour les révolutionnaires : l'armée française est opposée à l'armée autrichienne de Brunswick.

Le 21 septembre, la 1re République est proclamée.

Fleurus : 26 juin 1794. Victoire décisive en Belgique de l'armée française contre le Saint-Empire et le Royaume-Uni.

La campagne d’Italie est une guerre ultérieure sous la direction de Bonaparte.

Ô million de Christs aux yeux sombres et doux ;

L’antonomase (= désigner un personnage par un nom propre en raison de qualités communes) du Christ couplée à l’hyperbole « million » en référence à l’effectif des armées est suivie d’un écho aux adjectifs précédents : sombres et doux construit un portrait-type imaginaire idéalisé du soldat révolutionnaire.

Conclusion : Rimbaud dans ces vers produit une mystique révolutionnaire. À la manière d’un culte civique, il convoque les mânes des ancêtres révolutionnaires.

III – Une chute acerbe

Nous vous laissions dormir avec la République,

L’euphémisme du sommeil permet d’apaiser la dimension violente des combats, au profit d’une représentation adoucie. Il permet de lier le repos des soldats à celui de la République allégorisée dans une hypallage (= deux termes liés syntaxiquement alors qu’on s’attendrait à voir l’un des deux rattaché à un troisième).

Le dernier tercet fait aussi apparaître pour la première fois un pronom « nous », distinct du « vous ». Il s’agit du peuple contemporain de Rimbaud.

Nous, courbés sous les rois comme sous une trique :

Le pronom « nous » est étendu par une expansion du nom sur le modèle des premiers quatrains : le poète produit ainsi le fil de la continuité historique, d’autant plus qu’il évoque les « rois » : les différents épisodes de pouvoir autoritaires et monarchiques qui se succèdent en France depuis le début du 19e siècle.

La comparaison avec la trique est explicite : la trique symbolise la répression par le pouvoir des puissants.

Messieurs de Cassagnac nous reparlent de vous !

Les deux points comme le tiret cadratin marquent la rupture : c’est le concetto du sonnet classique. Ici, Rimbaud utilise la dénomination aristocratique « Messieurs de » sur un mode ironique et méprisant. La remarque finale montre la dimension impertinente des deux hommes qui n’appartiennent pas au « nous » du peuple, et ne peuvent ainsi prétendre à la filiation révolutionnaire. Ils osent ainsi évoquer une République pour sauver un régime qui n’est autre que celui de l’Empire.

Conclusion

Dans ce sonnet, Rimbaud se livre à une critique acerbe des soutiens du régime en voie d’effondrement qui cherchent à récupérer les symboles et la mémoire des morts révolutionnaires. En produisant un écho à la situation de 92, qui verra la naissance de la Première République, le poète se fait, sans le savoir, « voyant » pour paraphraser sa lettre à Paul Demeny.