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Le dormeur du val

C’est un trou de verdure où chante une rivière
Accrochant follement aux herbes des haillons
D’argent ; où le soleil, de la montagne fière,
Luit : c’est un petit val qui mousse de rayons.

Un soldat jeune, bouche ouverte, tête nue,
Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu,
Dort ; il est étendu dans l’herbe, sous la nue,
Pâle dans son lit vert où la lumière pleut.

Les pieds dans les glaïeuls, il dort. Souriant comme
Sourirait un enfant malade, il fait un somme :
Nature, berce-le chaudement : il a froid.

Les parfums ne font pas frissonner sa narine ;
Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine
Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit.

— Rimbaud, 7 octobre 1870.


Introduction

Rimbaud (1854 – 1891) fait partie du groupe de ceux que Verlaine nomme les « poètes maudits ». Il n’écrit que durant cinq ans des poèmes qui se caractérisent par une recherche formelle, et montrent l’anticonformisme du jeune homme. La légende de Rimbaud se construit sur l’arrêt brutal de l’écriture, et la vie aventureuse ainsi que brève du poète. Il a 16 ans lorsqu’il rédige ce sonnet en alexandrins, mettant en scène un jeune soldat mort de ses blessures dans un cadre naturel idéalisé.

Cette scène fait écho à la guerre franco-prussienne qui s’est déroulée du 19 juillet 1870 au 2 septembre 1870 et aboutira à la chute du Second Empire.

Problématique

On cherchera à montrer comment le poète révèle le morbide dans une scène idyllique – en d’autres termes, comment il révèle la boue dans l’or.

Mouvements

  1. Mouvement 1 : une scène bucolique
  2. Mouvement 2 : un portrait faussement idyllique
  3. Mouvement 3 : la mise en scène macabre

Mouvement 1 : une scène bucolique

C’est un trou de verdure où chante une rivière

  • Formule au présentatif : « c’est » suivi d’une proposition subordonnée relative introduite par le pronom relatif « où », avec pour fonction CC de lieu.
  • Le trou de verdure : cadre du tableau, écrin du bijou.
  • une rivière qui chante : sens second du verbe chanter, proche d’une personnification.

Accrochant follement aux herbes des haillons

  • enjambement : le vers dépasse, comme si le cours d’eau était vif.
  • la rivière est sujet du participe présent « accrochant » et du verbe « chante » : il s’agit désormais bien d’une personnification.
  • Les herbes s’inscrivent dans le décor du « trou de verdure ».

D’argent ; où le soleil, de la montagne fière,

  • des haillons d’argent : à noter le rejet d’argent au vers suivant. Le substantif isolé « haillons » placé en fin de vers est inquiétant. L’expansion du nom d’argent est antithétique, et en limite la portée. Les haillons d’argent : métaphore des goutelettes d’eau qui perlent le rivage.
  • argent, soleil : teintes précieuses traditionnelles.
  • montagne fière : en incise, une personnification de plus (la montagne n’est pas « haute », mais « fière »).
  • rythme ternaire, presque lancinant.

Luit : c’est un petit val qui mousse de rayons.

  • Rejet à nouveau d’un verbe d’action dont le sujet est le soleil : le soleil semble éclairer doucement la scène. C’est aussi un paradoxe : comment le soleil ne peut-il que luire ?
  • « mousse de rayons » : métaphore qui désigne la diffusion de la lumière du soleil dans l’eau de la rivière, mais aussi dans ce qui s’apparente à une rosée. Insistance sur le caractère bucolique de la scène, l’abondance de la mousse qui tapisse le vallon.

Conclusion : scène bucolique, classique de la poésie pastorale depuis l’antiquité. Seuls manquent les animaux, qui demeurent étrangement absents.

Mouvement 2 : un portrait faussement idyllique

Un soldat jeune, bouche ouverte, tête nue, - de nouveau un rythme ternaire, comme un refrain. C’est la première apparition du personnage central du « dormeur » de la scène. Il est encore relativement indéterminé (déterminant « un »). Le regard descriptif s’oriente dans un mouvement : bouche - sommet de la tête - nuque. La « bouche ouverte », manifeste à la fois l’abandon dans laquelle se trouve le dormeur. La tête nue, alors qu’il s’agit d’un soldat, est également équivoque, puisqu’elle peut renvoyer à la fois au repos ou à la vulnérabilité.

Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu, Reprise du rythme lent de l’alexandrin. - « baignant » : à nouveau une ambiguïté entre le repos qu’offre le bain, mais aussi les connotations du terme, notamment dans l’expression « bain de sang ». - le « frais cresson bleu ». L’adjectif « frais » participe de la construction d’une scène pastorale et maintient cette dimension ; au contraire, l’adjectif de couleur « bleu » constitue un contrepoint qui apporte une note d’étrangeté dans la scène. Il comporte à la fois une dimension onirique, mais il s’agit sans doute également d’une métaphore de la végétation inondée de sang.

Dort ; il est étendu dans l’herbe, sous la nue, - Rejet du verbe « dort », comme si ce verbe ne correspondait pas à la réalité de la situation que le poète décrit. - Le rejet, et les pauses prévues par les virgules, déstructurent intégralement le rythme du vers.

  • Une nouvelle description polysémique : le soldat est « étendu ».
  • « sous la nue ». Ce complément circonstanciel contredit le début du poème, dans lequel le « petit val mousse de rayons ». Désormais, les nuages s’amoncellent et la lumière décroît. Cette métaphore produit un effet sur l’atmosphère (à tous les sens du terme) du poème.

Pâle dans son lit vert où la lumière pleut. - Lit vert : métaphore de la végétation. - « La lumière pleut » : oxymore qui renforce la sensation de malaise. - Le soldat est pâle et dans son lit : il ne semble plus qu’il dorme ; il a désormais toutes les apparences d’un cadavre.

Mouvement 3 : la mise en scène macabre

Les pieds dans les glaïeuls, il dort. Souriant comme

  • Le regard du poète se décale vers les « pieds », comme pour se détourner du visage « pâle » et inquiétant.
  • « glaïeuls » ← gladiolus en latin ← gladius : épée courte, une arme. Le terme peut aussi faire référence aux baïonnettes.
  • « souriant » entre en contradiction avec la bouche ouverte ; on peut déjà penser à un rictus.

Sourirait un enfant malade, il fait un somme :

  • Contre-rejet de souriant comme qui permet de construire une comparaison avec le sourire de l’enfant malade. Renforce l’effet pathétique de la scène.

Nature, berce-le chaudement : il a froid.

Le poète apostrophe la Nature (allégorie), comme un poète antique apostropherait une divinité : mais ici cette divinité est appelée à une fonction maternelle et de réconfort (« berce-le »), car le soldat a « froid ». C’est bien par une perception extérieure que le poète se représente cette sensation : il s’agit de produire un lien empathique avec le soldat étendu.

Le froid caractérise également la rigor mortis, sensation renforcée par le vers suivant.

Les parfums ne font pas frissonner sa narine ;

  • Le soldat n’effectue aucune action. Ce sont les parfums, pourtant inanimés, qui sont sujets du verbe « faire frissonner ». La narine du soldat en est le complément d’objet.
  • Allitération en ‘f’ qui exprime la brise.

Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine

  • Répétition du verbe « dort ». La main sur la poitrine, qui évoque l’image d’un gisant.
  • « Dans le soleil » - La crémation du guerrier à l'image d'une scène antique, ou bien l'écho au « trou de verdure » : la lumière pénètre par un vitrail d'une église et vient frapper le gisant.

Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit.

  • Grincement de la quasi-allitération « trou », « rouge », « droit ».
  • Le rejet de tranquille jure avec le rythme, et détruit l’apaisement de l’adjectif qualificatif.
  • La dernière phrase du poème présente la blessure fatale du soldat (le regard suit la main du soldat. Cette dernière phrase invite le lecteur à opérer une rétrolecture complète du texte, notamment grâce à la reprise du substantif « trou » qui ouvre déjà le poème.

Conclusion

Ici Rimbaud, au-delà d’une description de l’horreur de la guerre de 1870, donne à voir comment le poète, par la puissance du langage, peut transformer une scène idyllique en un cimetière.


La poésie bucolique

Mélibée

Heureux vieillard ! ici, sur la rive du fleuve que tu connais, près des fontaines sacrées, tu respireras la fraîcheur de l’ombrage épais. Tantôt, sur cette haie qui borde ton héritage, l’abeille du mont Hybla viendra butiner la fleur du saule, et, par son léger bourdonnement, t’inviter au sommeil ; tantôt, au pied de cette roche élevée, le vigneron, en effeuillant sa vigne, fera retentir l’air de ses chansons, tandis que les ramiers, tes amours, ne cesseront de roucouler, et la tourterelle de gémir sur la cime aérienne de l’ormeau.

— Virgile, Les bucoliques, églogue I.