Aller au contenu

Jacques le fataliste et son maître, l'abbé Hudson

Dans Jacques le fataliste, Jacques fait le récit à son maître de ses amours dans un long dialogue philosophique entrecoupé de nombreuses digressions. Dans celle-ci, le marquis des Arcis brosse le portrait de l’abbé Hudson.

Le père Hudson convertit ou éloigna les jansénistes, présida lui-même aux études, rétablit le temporel, remit la règle en vigueur, expulsa les pensionnaires scandaleux, introduisit dans la célébration des offices la régularité et la bienséance, et fit de sa communauté une des plus édifiantes. Mais cette austérité à laquelle il assujettissait les autres, lui, s’en dispensait ; ce joug de fer sous lequel il tenait ses subalternes, il n’était pas assez dupe pour le partager ; aussi étaient-ils animés contre le père Hudson d’une fureur renfermée qui n’en était que plus violente et plus dangereuse. Chacun était son ennemi et son espion ; chacun s’occupait, en secret, à percer les ténèbres de sa conduite ; chacun tenait un état séparé de ses désordres cachés ; chacun avait résolu de le perdre ; il ne faisait pas une démarche qui ne fût suivie ; ses intrigues étaient à peine nouées, qu’elles étaient connues.

L’abbé de l’ordre avait une maison attenante au monastère. Cette maison avait deux portes, l’une qui s’ouvrait dans la rue, l’autre dans le cloître ; Hudson en avait forcé les serrures ; l’abbatiale était devenue le réduit de ses scènes nocturnes, et le lit de l’abbé celui de ses plaisirs. C’était par la porte de la rue, lorsque la nuit était avancée, qu’il introduisait lui-même dans les appartements de l’abbé, des femmes de toutes les conditions : c’était là qu’on faisait des soupers délicats. Hudson avait un confessionnal, et il avait corrompu toutes celles d’entre ses pénitentes qui en valaient la peine. Parmi ces pénitentes, il y avait une petite confiseuse qui faisait bruit dans le quartier, par sa coquetterie et ses charmes ; Hudson, qui ne pouvait fréquenter chez elle, l’enferma dans son sérail. Cette espèce de rapt ne se fit pas sans donner des soupçons aux parents et à l’époux. Ils lui rendirent visite. Hudson les reçut avec un air consterné. Comme ces bonnes gens étaient en train de lui exposer leur chagrin, la cloche sonne ; c’était à six heures du soir : Hudson leur impose silence, ôte son chapeau, se lève, fait un grand signe de croix, et dit d’un ton affectueux et pénétré : Angelus Domini nuntiavit Mariæ… Et voilà le père de la confiseuse et ses frères honteux de leur soupçon, qui disaient, en descendant l’escalier, à l’époux : « Mon fils, vous êtes un sot… Mon frère, n’avez-vous point de honte ? Un homme qui dit l’Angelus, un saint ! »

— Jacques le fataliste et son maître, Denis Diderot (1713 – 1784), 1796.


Introduction

Pour en savoir plus sur Diderot, n’hésitez pas à écouter l’émission de France Culture Entendez-vous l’éco consacrée à Diderot et l’économie de l’ancien régime.

Denis Diderot (1713 – 1784) est un auteur important des Lumières françaises au XVIIIe siècle. Écrivain, philosophe, produira de nombreuses œuvres. Il coordonne l’Encyclopédie. Dans cette œuvre collective comme dans d’autres, Diderot laisse paraître son matérialisme, sa volonté de lutter contre les abus du pouvoir royal, son anticléricalisme. De son vivant, Diderot demeure peu connu, et se montrera prudent dans ses publications en raison des déboires qu’il connaît avec la censure royale. Les intellectuels de son époque reconnaissent pourtant déjà son talent. En 1826, une édition de Jacques le fataliste sera censurée par la justice de la Restauration. Ce n’est qu’au vingtième siècle que le public redécouvrira progressivement Diderot.

Jacques le Fataliste est un roman qui se prétend centré sur le récit que Jacques doit faire de ses amours à son maître au cours d’un voyage picaresque. Mais les nombreuses digressions auxquelles se livre Jacques l’empêcheront d’achever son récit, sans cesse interrompu. Le narrateur se livre aussi à de nombreux commentaires, interpellant le lecteur. Il s’agit d’un roman d’un style résolument neuf, qui connaîtra une grande postérité posthume.

Au cours de l’une des journées du voyage, dans une digression, le marquis des Arcis raconte l’histoire du père Hudson, sorte d’être double qui professe la foi la plus profonde tout en se livrant à la débauche.

Problématique

Il s’agit de chercher dans cet extrait comment Diderot se livre à une satire acerbe du haut clergé du dix-huitième siècle en mettant en scène la duplicité complète du père Hudson.

Plan :

I – Le père Hudson → qu’elles étaient connues : un double visage
II – L’abbé de l’ordre avait une maison attenante au monastère. → dans son sérail : un prêtre corrompu
III – Parmi ces pénitentes → un saint ! : la crédulité des honnêtes gens.

I – Un abbé au double visage

Le père Hudson convertit ou éloigna les jansénistes, présida lui-même aux études, rétablit le temporel, remit la règle en vigueur, expulsa les pensionnaires scandaleux, introduisit dans la célébration des offices la régularité et la bienséance, et fit de sa communauté une des plus édifiantes.

Une longue accumulation dans une [[Parataxe|parataxe]] qui met en scène la reprise en main du monastère par l’abbé Hudson.

  • convertit ou éloigna les jansénistes : le jansénisme est une doctrine religieuse qui se développe au sein du catholicisme français. Cette doctrine, dont les adeptes se caractérisent par un rigorisme moral et une défiance à l’égard de l’absolutisme royal comme du pouvoir du pape, fait l’objet d’une répression importante au XVIIe et au XVIIIe siècles. Cette première expression permet de forger la stature d’un abbé capable de convertir, à l’égal d’un missionnaire, ou bien en tout cas de permettre la défense de la religion constituée et de la monarchie.
  • présida lui-même aux études : dans un monde où les abbés négligent bien souvent leur abbaye, Hudson est un modèle de vertu comme l’atteste la forme emphatique « lui-même ».
  • rétablit le temporel : Le temporel, par opposition au spirituel, c’est la dimension matérielle de l’Église. En d’autres termes, l’abbé a remis de l’ordre dans les comptes. Le narrateur l’exprime dans un lexique religieux, qui tend à souligner jusqu’à l’excès la dimension profondément religieuse des décisions du père Hudson.
  • remit la règle en vigueur : La règle monastique est la loi à laquelle se soumettent les moines d’un ordre religieux. Dans l’histoire du christianisme médiéval et européen, de nouveaux ordres surgissent lorsque des moines s’indignent du respect déclinant de la règle et cherchent à retrouver l’austérité et la foi des fondateurs. Par cette proposition, le narrateur place un trait d’union entre Hudson et ces moines, qui quitteront l’ordre bénédictin au onzième siècle.
  • expulsa les pensionnaires scandaleux : Il était commun sous l’Ancien régime d’être hébergé dans un monastère, ce qui moyennant finance procurait une forme de respectabilité. Cette pratique a conduit à de nombreux abus. Ici on sent la pointe acide du narrateur, qui laisse entendre qu’il est possible de commettre des scandales. Cette insistance est une [[Prolepse|prolepse]] (= anticipation de la suite du récit), qui permet au narrateur de se réjouir d’avance des futurs scandales dont l’abbé Hudson sera la cause.
  • introduisit dans la célébration des offices la régularité et la bienséance : Hudson est décrit ici comme un personnage rigoureux. La régularité ici est polysémique : le substantif permet d’évoquer le rythme des offices, ainsi que de faire allusion à la règle monastique et au droit canon. C’est dont un personnage de garant des normes de l’institution que le narrateur dessine, aussi bien qu’un garant de l’ordre moral (la bienséance).
  • et fit de sa communauté une des plus édifiantes. : édifier, c’est donner l’exemple de la piété et de la foi. Cette dernière proposition constitue le point d’orgue de l’accumulation, qui insiste sur la valeur d’exemple moral du père Hudson, pour mieux la détruire ensuite.

Mais cette austérité à laquelle il assujettissait les autres, lui, s’en dispensait ;

Changement brusque de perspective, que l’on relève dans une structure en chiasme avec :

  • la conjonction de coordination « mais » qui marque l’opposition ;
  • la construction de la phrase dans un style oral : déterminant démonstratif « cette », forme emphatique « lui ».
  • On remarque l’antithèse des deux verbes assujettissaits’en dispensait, qui vient renforcer la contradiction qui détermine le personnage.

ce joug de fer sous lequel il tenait ses subalternes, il n’était pas assez dupe pour le partager ;

  • poursuite du style oral, construit sur le même rythme que la phrase précédente.
  • Métaphore du « joug de fer » qui marque la dureté de l’autorité de l’abbé et l’animalisation des moines.
  • « assez dupe » : sarcasme du narrateur qui moque l’hypocrisie d’Hudson.

aussi étaient-ils animés contre le père Hudson d’une fureur renfermée qui n’en était que plus violente et plus dangereuse.

  • La proposition subordonnée relative comporte une négation en apparence restrictive, qui révèle avant tout un lien de causalité. La gradation fureur < violente < dangereuse vient expliciter le caractère périlleux de la situation de l’abbé.
  • « fureur renfermée » : oxymore. Permet de se représenter l’état psychique des moines qui perdent la raison.

Chacun était son ennemi et son espion ; chacun s’occupait, en secret, à percer les ténèbres de sa conduite ; chacun tenait un état séparé de ses désordres cachés ; chacun avait résolu de le perdre ;

  • Anaphore du pronom « chacun », qui permet de se représenter la multiplicité des ennemis du père Hudson.
  • le champ lexical du complot plonge soudainement le lecteur dans l’atmosphère de l’intrigue qui tranche singulièrement avec la piété : ennemi, espion, secret, cachés, le perdre, ténèbres.
  • Les ténèbres de sa conduite : métaphore qui joue sur la connotation morale de l’obscurité. Elle permet de montrer que le père Hudson est double, présentant le visage de la moralité pour dissimuler la noirceur de leurs intentions.

il ne faisait pas une démarche qui ne fût suivie ; ses intrigues étaient à peine nouées, qu’elles étaient connues.

  • ne faisait pas une démarche qui ne fût suivie : double négation.
  • De nouveau une juxtaposition de deux propositions qui marque la précarité de la situation de l’abbé, jouant sur la paronymie nouées/connues.

Conclusion sur le premier mouvement : le père Hudson est décrit avant tout par une caractéristique morale (c’est donc une éthopée) traduite en actes : sa duplicité (= son caractère double) et son hypocrisie.

II – Un prêtre corrompu

L’abbé de l’ordre avait une maison attenante au monastère. Cette maison avait deux portes, l’une qui s’ouvrait dans la rue, l’autre dans le cloître ;

Courte description du lieu où l’abbé perpètre ses crimes. Le regard se précise peu à peu : d’abord une maison attenante, puis le narrateur indique que cette demeure possède « deux » entrées. Cette description ancre le thème de la duplicité et de la dissimulation.

Hudson en avait forcé les serrures ;

Premier forfait d’Hudson, qui lui permet d’entrer et de sortir sans être vu. L’usage du plus-que-parfait montre la résolution du personnage.

l’abbatiale était devenue le réduit de ses scènes nocturnes, et le lit de l’abbé celui de ses plaisirs.

Le « réduit » prend une connotation sinistre. Les « scènes nocturnes » constituent une périphrase qui désigne les orgies auxquelles se livre l’abbé dans le cloître ; en procédant ainsi, le narrateur s’appuie sur un mystère entretenu, invitant à s’imaginer les détails. De même, le « lit » des « plaisirs » de l’abbé s’appuie sur la métonymie des plaisirs qui désignent la sexualité débridée, tout en s’appuyant sur la symétrie de la formule, permettant d’insinuer que l’abbé ne vit que pour eux.

C’était par la porte de la rue, lorsque la nuit était avancée, qu’il introduisait lui-même dans les appartements de l’abbé, des femmes de toutes les conditions :

  • Le marqueur emphatique du présentatif « c’est » participe de la mise en scène produite par le narrateur, qui prend soin de commencer sa phrase par deux compléments circonstanciels (de lieu et de temps) afin de susciter encore davantage l’attente.
  • Le narrateur recourt à l’hyperbole en désignant « des femmes de toutes les conditions », laissant entendre un nombre considérable.

c’était là qu’on faisait des soupers délicats.

  • La subordonnée relative adjectivale vient compléter la principale emphatique.
  • L’adjectif qualificatif épithète « délicats » sonne comme une antiphrase : chacun comprend qu’il ne s’agit pas réellement de « soupers » en raison du contexte produit par le narrateur.

Hudson avait un confessionnal, et il avait corrompu toutes celles d’entre ses pénitentes qui en valaient la peine.

La phrase se construit sur l’antithèse confessionnal ≠ corrompu, afin d’insister sur le double visage du personnage, ainsi que son cynisme (= le mépris pour la morale commune). En effet, l’abbé choisit de « corrompre » toutes les femmes « qui en valaient la peine », c’est-à-dire que l’abbé choisit uniquement de s’attaquer aux femmes attirantes. La périphrase permet ici aussi de suggérer l’appétit de l’abbé.

Parmi ces pénitentes, il y avait une petite confiseuse qui faisait bruit dans le quartier, par sa coquetterie et ses charmes ;

Le narrateur emploie le stéréotype de l’ingénue : adjectif qualificatif « petite », univers enfantin de la confiserie doublé de « coquetterie » et de « charmes » d’une « pénitente » innocente.

Hudson, qui ne pouvait fréquenter chez elle, l’enferma dans son sérail.

Hudson révèle ici son aspect prédateur : il « enferme » la jeune fille dans un « sérail », qui renvoie à l’imaginaire du barbare oriental esclave de ses passions et du harem, manière de déshumaniser le personnage.

III – La crédulité des honnêtes gens

Cette espèce de rapt ne se fit pas sans donner des soupçons aux parents et à l’époux.

  • Hudson est un criminel qui a enlevé la jeune fille.
  • Les parents ont une bonne raison de s’attaquer à Hudson.

Ils lui rendirent visite. Hudson les reçut avec un air consterné.

Le père Hudson se comporte en comédien, en mentant éhontément. La scène produit un effet comique, dans la mesure où le lecteur sait désormais parfaitement à quoi s’en tenir sur la culpabilité du personnage d’Hudson.

Comme ces bonnes gens étaient en train de lui exposer leur chagrin, la cloche sonne ; c’était à six heures du soir : Hudson leur impose silence, ôte son chapeau, se lève, fait un grand signe de croix, et dit d’un ton affectueux et pénétré : Angelus Domini nuntiavit Mariæ*…

  • Les « bonnes gens » avec le déterminant démonstratif constitue une appellation méprisante à l’égard de la famille de la jeune femme, qui laisse entendre leur impuissance à confronter un personnage situé plus haut dans l’ordre social.
  • La concordance des temps, avec une action au présent de l’indicatif à valeur de narration interrompant l’action à l’imparfait, témoigne à la fois du style oralisé et de la volonté du narrateur de montrer par là l’approche de la chute de son anecdote.
  • L’abbé use de son autorité, puisqu’il « impose » le silence.
  • Le champ lexical religieux renforce la mise en scène outrée d’Hudson.
  • La mise en scène se construit sur une série de propositions juxtaposées mettant en évidence la théâtralité de l’abbé.
  • À dix-huit heures a lieu pour la troisième fois de la journée l’Angélus, prière de l’annonciation. L’abbé s’en sert comme d’un prétexte pour réciter la prière et mettre fin à la conversation.

Et voilà le père de la confiseuse et ses frères honteux de leur soupçon, qui disaient, en descendant l’escalier, à l’époux :

Ellipse temporelle qui marque l'interruption du fil du récit durant une période donnée que le lecteur peut s'attendre à devoir reconstituer. Pour accélérer la chute, Jacques laisse son maître imaginer la fin de la rencontre, pour mieux représenter sans délai les « bonnes gens » confuses, « honteux de leur soupçon ».

« Mon fils, vous êtes un sot… Mon frère, n’avez-vous point de honte ? Un homme qui dit l’Angelus, un saint ! »

Le discours direct confond les paroles du père et des frères de la jeune femme, qui s’adressent en même temps à l’époux. Leur interrogation rhétorique, le point d’exclamation marquent leur sincérité. Ils considèrent l’abbé comme un « saint » pour la simple raison qu’il dit la prière du soir, alors que c’est là en principe sa fonction. Cette chute, au-delà de renseigner sur l’affaiblissement du religieux en cette seconde moitié du XVIIIe siècle, montre surtout la naïveté coupable de la famille qui croit un prêtre sur parole pour ce qu’il représente malgré son hypocrisie manifeste.

Conclusion

Diderot produit ici un exemple de comédie sociale en cette fin du XVIIIe siècle. Il met en scène, de façon savoureuse dans la bouche du valet Jacques, les mœurs perverties d’un abbé qui consacre une part importante de son énergie à les dissimuler du public.

Diderot livre ici une réflexion sur l’hypocrisie sociale généralisée d’Ancien Régime, tout comme La Bruyère l’a représentée auparavant.