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Un Pamphile est plein de lui-même

Les Caractères ou Les mœurs de ce siècle

Livre IX : Des Grands

(VI) Un Pamphile est plein de lui-même, ne se perd pas de vue, ne sort point de l’idée de sa grandeur, de ses alliances, de sa charge, de sa dignité ; il ramasse, pour ainsi dire, toutes ses pièces, s’en enveloppe pour se faire valoir ; il dit : Mon ordre, mon cordon bleu ; il l’étale ou il le cache par ostentation. Un Pamphile en un mot veut être grand, il croit l’être ; il ne l’est pas, il est d’après un grand. Si quelquefois il sourit à un homme du dernier ordre, à un homme d’esprit, il choisit son temps si juste, qu’il n’est jamais pris sur le fait : aussi la rougeur lui monterait-elle au visage s’il était malheureusement surpris dans la moindre familiarité avec quelqu’un qui n’est ni opulent, ni puissant, ni ami d’un ministre, ni son allié, ni son domestique. Il est sévère et inexorable à qui n’a point encore fait sa fortune. Il vous aperçoit un jour dans une galerie, et il vous fuit ; et le lendemain, s’il vous trouve en un endroit moins public, ou s’il est public, en la compagnie d’un grand, il prend courage, il vient à vous, et il vous dit : Vous ne faisiez pas hier semblant de nous voir. Tantôt il vous quitte brusquement pour joindre un seigneur ou un premier commis ; et tantôt s’il les trouve avec vous en conversation, il vous coupe et vous les enlève. Vous l’abordez une autre fois, et il ne s’arrête pas ; il se fait suivre, vous parle si haut que c’est une scène pour ceux qui passent. Aussi les Pamphiles sont-ils toujours comme sur un théâtre : gens nourris dans le faux, et qui ne haïssent rien tant que d’être naturels ; vrais personnages de comédie, des Floridors, des Mondoris.

— Jean de la Bruyère, Les Caractères, IX, 50 (huitième édition, 1694)

Introduction

La Bruyère est un écrivain qui vécut l’essentiel de sa vie sous le règne de Louis XIV. Partisan des Anciens dans la querelle littéraire et politique qui les oppose aux Modernes, il choisit dans l’unique œuvre publiée de son vivant de traduire d’abord une œuvre de l’auteur grec du IVe siècle avant J.-C. Théophraste, Les caractères, et d’ajouter ses propres remarques. Moraliste et attaché à la cour du Condé, il se fait le témoin de son époque, et ajoute le titre Les mœurs de ce siècle à son œuvre. Cette dernière se compose de nombreux fragments, portraits, courts récits, observations morales. Personne n’est épargné par sa plume, en particulier les courtisans qui ne vivent que de la générosité des princes et ne se rappellent à leur existence que par le paraître.

Dans l’extrait étudié, issu du livre consacré aux « Grands », La Bruyère s’attache à construire le portrait d’un courtisan typique, inconstant, opportuniste et flagorneur avec les puissants.

Problématique

On cherchera à montrer comment La Bruyère met en scène la comédie sociale de la société de cour dans ce portrait ?

Mouvements

I : Hypotypose de Pamphile → « d’après un grand »
II : Mise en scène grotesque → « c’est une scène pour ceux qui passent ».
III : Conclusion satirique

I – Premier mouvement : la description clinique d’un Pamphile / hypotypose d’un Pamphile

La Bruyère commence par évoquer dans une antonomase un Pamphile.

Il convient de s’arrêter brièvement à la polysémie de ce terme. Le pamphile est un jeu de cartes, nommé ainsi par métonymie avec le valet de trèfle, qui y constitue l’atout principal, ainsi que l’indique le Littré. Puisqu’il s’agit d’un valet, être affublé de ce surnom relève de l’injure. Le terme trouve son étymologie dans le grec Πάμφιλος, qui signifie ami de tous, de πᾶς, tout, et φίλος, ami. Il s’agit sans doute ici pour La Bruyère de résumer le personnage en une antiphrase, car le Pamphile de l’extrait n’est l’ami de quiconque.

(VI) Un Pamphile est plein de lui-même,

L’expression employée par La Bruyère est encore utilisée de nos jours en anglais : full of oneself. Il s’agit d’une métaphore signifiant être imbu de soi-même. Pamphile est un personnage infatué.

La Bruyère propose une description vive du personnage, ce qui est la définition du d’une hypotypose.

ne se perd pas de vue,

La forme réfléchie du verbe « se perdre » révèle par une litote un personnage entièrement tourné vers lui-même et implicitement son intérêt propre : il est une illustration de personnage égocentrique.

ne sort point de l’idée de sa grandeur, de ses alliances, de sa charge, de sa dignité ;

Anaphore qui évoque l’univers mental du personnage, exclusivement tourné vers la considération publique.

il ramasse, pour ainsi dire, toutes ses pièces, s’en enveloppe pour se faire valoir ;

  • Les « pièces » font référence à la collection des titres et des honneurs évoqués au-dessus.
  • La métaphore montre Pamphile qui se pare de tous ses titres comme s’il s’agissait de vêtements de prix.

il dit : Mon ordre, mon cordon bleu ; il l’étale ou il le cache par ostentation.

  • Discours direct mettant en scène Pamphile, en forme de présent d’habitude.
  • « cordon bleu » : désigne la décoration des chevaliers de l’ordre du Saint-Esprit, décorations importantes dans l’Ancien régime. Permet de s’assurer que l’on fait partie de l’élite.
  • Rythme binaire avec le déterminant possessif, en forme de paradoxe produit par l’antithèse des verbes « étale » et « cache ».

Un Pamphile en un mot veut être grand, il croit l’être ; il ne l’est pas, il est d’après un grand.

  • Une phrase conclusive au présent gnomique, destinée à résumer le type.
  • Phrase construite sur un parallélisme, et la répétition du verbe être. Dans la première partie, le verbe est modulé : « veut », « croit ». Il s’agit d’une focalisation interne. Dans la seconde partie, La Bruyère corrige les affirmations précédentes, par une négation d’une part, et l’affirmation que ce type de personnage n’est qu’un courtisan, qui existe « d’après » un grand : il dépend d’un grand.

II – Mise en scène grotesque du personnage

Si quelquefois il sourit à un homme du dernier ordre, à un homme d’esprit, il choisit son temps si juste, qu’il n’est jamais pris sur le fait :

Renversement des valeurs : sourire à un inférieur dans la hiérarchie sociale ou bien à quelqu’un d’intelligent ne doit pas conduire à être « pris sur le fait », comme s’il s’agissait d’une infraction à un code.

Le lexique employé « choisit son temps », « pris sur le fait », atteste de ce renversement de valeurs. Le Pamphile est caractérisé comme un escroc habile.

aussi la rougeur lui monterait-elle au visage s’il était malheureusement surpris dans la moindre familiarité avec quelqu’un qui n’est ni opulent, ni puissant, ni ami d’un ministre, ni son allié, ni son domestique.

  • L’hypothèse élaborée précédemment trouve sa confirmation : la « rougeur » caractérise la honte que ressentirait le personnage à l’idée de sourire, c’est-à-dire témoigner sa sympathie, à quelqu’un de moins haut placé que lui. L’adverbe « malheureusement » employé par La Bruyère témoigne toujours de la focalisation interne, qui permet à l’auteur de mettre au jour les ressorts de la personnalité du Pamphile, centré autour de ses intérêts.
  • La négation construit une anaphore de l’adverbe « ni », qui révèle la nature des critères qui permettent au Pamphile de sourire : à plus riche ou plus puissant que lui ; à défaut, à un soutien.
  • Cette anaphore témoigne du rapport instrumental que le pamphile entretient avec autrui.

Il est sévère et inexorable à qui n’a point encore fait sa fortune.

La Bruyère décrit le pamphile comme un être qui n’aidera personne à se hisser au-dessus de sa condition.

Le présent gnomique permet une forme de détachement critique à La Bruyère, légèrement comique.

Il vous aperçoit un jour dans une galerie, et il vous fuit ; et le lendemain, s’il vous trouve en un endroit moins public, ou s’il est public, en la compagnie d’un grand, il prend courage, il vient à vous, et il vous dit : Vous ne faisiez pas hier semblant de nous voir.

  • Cette fois, le présent devient un présent de narration. La parataxe permet de donner un rythme au récit, borné par des indicateurs de temps « un jour », « le lendemain ».
  • La Bruyère prend à témoin son lecteur grâce au pronom personnel « vous », et en l’incluant dans le récit. Cet artifice rhétorique, au-delà de renforcer l’adhésion du lecteur, permet également de le distinguer du Pamphile ; il s’agit là d’une forme de captatio benevolentiae.
  • Style direct, qui permet de mettre en scène l’hypocrisie de l’archétype.

Tantôt il vous quitte brusquement pour joindre un seigneur ou un premier commis ; et tantôt s’il les trouve avec vous en conversation, il vous coupe et vous les enlève.

  • De nouveau un parallélisme dans la forme qui prend même la forme d’un chiasme, souligné par l’adverbe de temps « tantôt », et le « seigneur ou un premier commis », repris par le pronom « les » dans la seconde proposition.
  • Ce chiasme montre que le personnage n’a qu’un centre de gravité : les puissants, qui l’attirent en permanence.

Vous l’abordez une autre fois, et il ne s’arrête pas ; il se fait suivre, vous parle si haut que c’est une scène pour ceux qui passent.

  • Troisième rencontre avec le Pamphile. Cette fois, La Bruyère imagine que le lecteur (« vous ») cherche à entamer la conversation, et suppose que le Pamphile et le lecteur se connaissent, se sont déjà entretenus.
  • Pamphile se « fait suivre », c’est-à-dire qu’il manque à ce point de considération pour son interlocuteur qu’il ne s’arrête pas comme il est d’usage.
  • L’adverbe intensif « si » suivi d’une conjonction de subordination montre l’excès auquel se livre Pamphile, qui théâtralise son impolitesse en faisant une « scène ».

III – Une conclusion en forme de satire.

Aussi les Pamphiles sont-ils toujours comme sur un théâtre :

La Bruyère explicite la métaphore en en faisant une comparaison. Son intérêt réside dans l’image du personnage qui se produit et se donne littéralement en spectacle.

gens nourris dans le faux, et qui ne haïssent rien tant que d’être naturels ;

La Bruyère développe la comparaison dans deux propositions au présent gnomique, la faisant reposer sur le rôle de l’apparence au théâtre, fondée sur la crédulité volontaire le temps de la représentation. La Bruyère invite ses lecteur⋅ices à voir dans les Pamphile des « gens » qui jouent la comédie.

Il ajoute dans une hyperbole que le Pamphile déteste par-dessus tout le « naturel », c’est-à-dire la posture que doit adopter l’honnête homme. Pamphile est un anti-modèle.

vrais personnages de comédie, des Floridors, des Mondoris.

Antithèse vrai/faux qui renvoie la représentation de Pamphile à celle d’un être double, dont on ne peut attendre nulle franchise.

Floridor (1608 – 1671) et Mondori (Montdory, 1593 - 1653) sont de grands comédiens de l’époque, qui visent à illustrer le propos.

Conclusion

La Bruyère dans cette remarque met en scène un antimodèle de courtisan hypocrite et impoli, ne poursuivant d’autre fin que son propre intérêt. Il met en scène la vacuité du personnage en l’animant, afin de montrer comme ce type de personnage est courant.