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Arrias a tout vu, tout lu

Arrias a tout lu, a tout vu, il veut le persuader ainsi ; c’est un homme universel, et il se donne pour tel : il aime mieux mentir que de se taire ou de paraître ignorer quelque chose. On parle à la table d’un grand d’une cour du Nord : il prend la parole, et l’ôte à ceux qui allaient dire ce qu’ils en savent ; il s’oriente dans cette région lointaine comme s’il en était originaire ; il discourt des mœurs de cette cour, des femmes du pays, de ses lois et de ses coutumes ; il récite des historiettes qui y sont arrivées ; il les trouve plaisantes, et il en rit le premier jusqu’à éclater. Quelqu’un se hasarde de le contredire, et lui prouve nettement qu’il dit des choses qui ne sont pas vraies. Arrias ne se trouble point, prend feu au contraire contre l’interrupteur : « Je n’avance, lui dit-il, je raconte rien que je ne sache d’original : je l’ai appris de Sethon, ambassadeur de France dans cette cour, revenu à Paris depuis quelques jours, que je connais familièrement, que j’ai fort interrogé, et qui ne m’a caché aucune circonstance. » Il reprenait le fil de sa narration avec plus de confiance qu’il ne l’avait commencée, lorsque l’un des conviés lui dit : « C’est Sethon à qui vous parlez, lui-même, et qui arrive de son ambassade. »

— Jean de la Bruyère, Les Caractères (huitième édition, 1694), livre V.


Introduction

La Bruyère est un écrivain qui vécut l’essentiel de sa vie sous le règne de Louis XIV. Partisan des Anciens dans la querelle littéraire et politique qui les oppose aux Modernes, il choisit dans l’unique œuvre publiée de son vivant de traduire d’abord une œuvre de l’auteur grec du IVe siècle avant J.-C. Théophraste, Les caractères, et d’ajouter ses propres remarques. Moraliste et attaché à la cour du Condé, il se fait le témoin de son époque, et ajoute le titre Les mœurs de ce siècle à son œuvre. Cette dernière se compose de nombreux fragments, portraits, courts récits, observations morales. Personne n’est épargné par sa plume, en particulier les courtisans qui ne vivent que de la générosité des princes et ne se rappellent à leur existence que par le paraître.

Dans l’extrait étudié, La Bruyère brosse le portrait d’un courtisan évoquant avec aplomb des sujets qu’il ne maîtrise pas, qui finit par être confondu.

On se demandera dans quelle mesure dans cet extrait La Bruyère se livre à une satire acide des courtisans de son temps.

Plan :

  1. Du début à « quelque chose » → éthopée
  2. On parle à la table → éclater : situation, exemple
  3. De « quelqu’un » à la fin : la chute humiliante

I – Une éthopée

Le premier mouvement permet de mettre en scène le personnage d’Arrias dans une éthopée.

Une hypotypose. Du grec ἠθοποία, (= imitation des mœurs, du caractère), du grec ἧθος, « coutume, mœurs ».

C’est un procédé stylistique qui consiste à faire le portrait d’un personnage en peignant aussi leurs mœurs et leurs passions. Cela permet de produire un portrait moral.

Arrias a tout lu, a tout vu, il veut le persuader ainsi ;

  • Pas de portrait physique : le narrateur ne propose qu’un nom, Arrias.
  • « a tout lu, a tout vu » : un parallélisme dans la construction doublé d’une rime interne vu / lu, qui procure un rythme proverbial à la phrase. Le narrateur souligne ainsi avec ironie, par l’hyperbole de l’adverbe de quantité « tout » la prétention du personnage. L’effet est renforcé par l’aspect accompli du verbe conjugué au participe passé : Arrias n’a plus rien à apprendre.
  • Un rythme binaire s’instaure dans une correction (une correction est une figure de style qui consiste à corriger immédiatement un énoncé) : tout vu, tout lu / veut le persuader ainsi. Aucun malentendu n’est possible sur l’ironie du narrateur, car Arrias « veut […] persuader » qu’il a tout vu et tout lu. On s’attend, dès la première phrase, à ce que la science d’Arrias connaisse des failles.

c’est un homme universel, et il se donne pour tel :

  • Le présentatif « c’est » donne à voir, montre le spectacle d’Arrias : il s’agit bien d’une comédie sociale.
  • homme universel. Le dictionnaire Littré donne la définition suivante de l’adjectif « universel » pour le sens correspondant : Qui a de la capacité pour toute chose. Le narrateur poursuit ainsi l’hyperbole ironique et le rythme binaire, ainsi que la rime interne : homme universel / se donne pour tel. Le verbe « se donne » accentue la dimension spectaculaire du personnage.

il aime mieux mentir que de se taire ou de paraître ignorer quelque chose.

  • Ici pointe le commentaire du moraliste, qui juge les comportements.
  • Le temps utilisé est un présent gnomique (= une sentence).
  • La Bruyère décrit en peu de mots un personnage qui ne supporte ni de « se taire », c’est-à-dire de ne pas apparaître dans la société de cour, ni de « paraître ignorer », c’est-à-dire qui refuse d’apprendre.
  • La Bruyère dresse ici le portrait (l’éthopée) d’un personnage vaniteux qui manque de la plus élémentaire modestie.

II – Une anecdote piquante

Tout le mouvement se construit dans une phrase unique composée de sept propositions juxtaposées et coordonnées. Le narrateur use du présent de narration, afin de donner un caractère vivant à l’anecdote.

On parle à la table d’un grand d’une cour du Nord :

  • Exposition, « à la table » : lors du repas, lieu de socialisation, où l’on débat et discute.
  • Cette table est celle d’un « grand », c’est-à-dire d’un aristocrate de haut rang dont les courtisans cherchent à s’attirer les faveurs.
  • La discussion porte sur une « cour du Nord » : il s’agit donc de politique étrangère.

il prend la parole, et l’ôte à ceux qui allaient dire ce qu’ils en savent ;

On retrouve ici un rythme binaire qui fait écho au début de l’extrait. En effet, Arrias illustre ici le jugement que porte sur lui le narrateur, car il « ôte » la parole en se précipitant pour se faire valoir, au détriment de ceux qui « savent ».

il s’oriente dans cette région lointaine comme s’il en était originaire ;

  • Le narrateur convoque le champ lexical de la géographie : s’oriente, région, lointaine. Cette abondance de vocabulaire, à laquelle on peut ajouter « originaire », permet d’évoquer la profusion de détails géographiques qu’Arrias donne, essayant de montrer une familiarité avec des lieux qu’il ne connaît pourtant pas. Le narrateur insiste ici sur la différence entre ce que prétend savoir Arrias, et la réalité de l’étendue de ses connaissances.
  • La locution conjonctive « comme si » rappelle une nouvelle fois qu’Arrias joue un rôle et qu’il n’est pas ce qu’il prétend.

il discourt des mœurs de cette cour, des femmes du pays, de ses lois et de ses coutumes ;

Accumulation de détails et de précisions proche de l’logorrhée, sur lesquels Arrias se sent capable de « discourir ».

il récite des historiettes qui y sont arrivées ; il les trouve plaisantes,

  • « récite » : le verbe indique qu’Arrias n’a rien de spontané : il a appris des anecdotes qu’il recycle lors du dîner.
  • Le style indirect libre « les trouve plaisantes » montre un personnage satisfait de lui-même, pris à son propre jeu.

et il en rit le premier jusqu’à éclater.

  • Arrias rit « le premier » : et peut-être est-il le seul à rire. Le narrateur laisse imaginer un personnage infatué.
  • Nouvelle hyperbole « à éclater » qui ne laisse pas de place à l’ambiguïté : le personnage d’Arrias est grotesque.

III – Une chute humiliante

Quelqu’un se hasarde de le contredire, et lui prouve nettement qu’il dit des choses qui ne sont pas vraies.

  • Élément perturbateur, un premier avertissement : un contradicteur apparaît.
  • « se hasarde » : dans le début de la phrase, la focalisation est sur Arrias, qui perçoit le contradicteur comme un importun.
  • « qui ne sont pas vraies » : Le contradicteur indique qu’Arrias affabule, mais l’euphémisme souligne sa politesse.

Arrias ne se trouble point, prend feu au contraire contre l’interrupteur :

  • Arrias conserve son aplomb, puisqu’il ne « se trouble point ». Il a sans doute l’habitude de faire face à un contradicteur.
  • La meilleure défense étant l’attaque, il « prend feu », la métaphore révélant une forme d’emportement et d’agressivité.

« Je n’avance, lui dit-il, je raconte rien que je ne sache d’original :

Arrias use d’une locution restrictive dans la négation partielle « rien que je ne sache ». Arrias insiste ainsi sur une forme de modestie entièrement jouée.

je l’ai appris de Sethon, ambassadeur de France dans cette cour,

Arrias use d’un argument d’autorité. Il prétend qu’il tient ses informations de Sethon, dont il ajoute le titre d’ambassadeur dans une incise.

revenu à Paris depuis quelques jours,

Arrias insiste sur la fraîcheur de son information, comme s’il appartenait aux cercles restreints de la vie diplomatique.

que je connais familièrement, que j’ai fort interrogé, et qui ne m’a caché aucune circonstance. »

Trois propositions subordonnées relatives dont l’antécédent est Sethon. Arrias évoque sa proximité avec Sethon, laissant entendre qu’il en est un intime. C’est une manière de renforcer encore l’argument d’autorité.

Il reprenait le fil de sa narration avec plus de confiance qu’il ne l’avait commencée,

Arrias est manifestement habitué à ce genre de sortie, puisqu’il est non seulement en mesure de « reprendre le fil de sa narration » (le narrateur laisse entendre ici le caractère fictif de la tirade du personnage), mais en plus, persuadé que l’argument d’autorité a fait son effet, « avec plus de confiance » encore.

lorsque l’un des conviés lui dit :

La conjonction de temps « lorsque » annonce l’interruption du récit rapporté à l’imparfait de l’indicatif contrairement au présent de l’indicatif dans les phrases précédentes. L’emploi du passé simple « dit » permet d’indiquer qu’un tiers, désigné par une déterminant indéfini, assistant à la conversation, y entre à son tour. La dimension comique de la scène s’accentue.

« C’est Sethon à qui vous parlez, lui-même, et qui arrive de son ambassade. »

  • Les propos sont rapportés cette fois au discours direct
  • La chute se produit : Arrias est renvoyé à son ignorance et ses mensonges, d’autant plus fortement qu’il n’a pas été en mesure de reconnaître Sethon initialement, alors qu’il prétend être l’un des intimes.

Conclusion

La Bruyère donne ici à voir un type, un caractère : un personnage prétentieux, prêt à tout pour se faire valoir. Il choisit de le mettre en scène lorsqu’il se brûle les ailes. Au-delà du caractère comique et satirique, La Bruyère donne ici une illustration d’une morale conséquentialiste : ce sont bien les conséquences de la mauvaise action qui sont ici punies, et doivent justifier de se comporter en personne honnête pour éviter la honte publique.