L’aube
Inespérée flamboyance,
Qui naît de nos étreintes sororales.
Nos mains, liées, te révéleront.
Ces chants de résistance
Font trembler les briques de murs
Sur lesquels nos espoirs dansent allègrement.
L’aube s’accroche à nos semelles
Qui résonnent dans la rue dépavée,
Et le jour jaillit en pleine Nuit.
Entends-tu sauter les verrous
De conscience en hibernation ?
Et renverser nos têtes à l’endroit ?
Nos voix, dans une harmonie reconstruite,
Repeignent l’avenir.
Prépare-toi, demain arrive déjà.
Introduction
Kiyémis (1993). Pseudonyme issu de la contraction des prénoms de sa mère et sa grand-mère. Afrodescendante, elle a vécu son enfance en région parisienne, où elle a été témoin du racisme ordinaire dans le rapport des blancs et de la police avec sa famille, et le traitement médiatique des émeutes de 2005. Kiyémis est une intellectuelle qui produit des essais et des textes littéraires.
Elle se décrit comme afroféministe, c’est-à-dire qu’elle joint la question de la lutte contre le racisme à la question de l’antisexisme, comme chemin d’émancipation individuelle et collective. Elle aborde dans son recueil À nos humanités révoltées, et notamment dans le poème L’Aube, composé de cinq tercets en vers libres.
Voir au sujet de l’autrice cet entretien paru sur lemonde.fr en 2018.
Problématique
On cherchera à montrer comment la poétesse trace le chemin d’une émancipation dans ce poème.
Mouvements
- Un chant de résistance (deux premiers tercets)
- La lutte pour le changement (tercets 3 et 4)
- L’utopie retrouvée (dernier tercet)
I – Un « chant de résistance »
Inespérée flamboyance,
Le poème débute sur un oxymore. L’adjectif qualificatif « inespéré » désigne un événement que l’on n’ose plus attendre. « Flamboyance » désigne une flamme, métaphore de l’espoir.
Qui naît de nos étreintes sororales.
Le vers est une proposition subordonnée relative. L’antécédent du pronom « qui » est la « flamboyance ». Le champ lexical humain du vers : « naît », « étreintes », « sororales » conduit à une personnification. « Sororal » est le symétrique féminin de « fraternel ». Il désigne donc les qualités de solidarité et de proximité entre des êtres. Ici, l’autrice dessine un groupe : celui des femmes qui choisissent de s’entraider.
Nos mains, liées, te révéleront.
Les femmes se « lient » les mains : s’agit donc d’un cercle de femmes qui se tiennent par la main, et éprouvent deux à deux un contact intime. Le déterminant possessif « nos » construit un « nous » : celui des femmes solidaires. Elles révèlent (verbe à connotation mystique) la « flamboyance ».
Ces chants de résistance
La poésie est originellement liée au chant. La poétesse se réfère ici à la culture des chants révolutionnaires et de résistance, autant d’hymnes qui soutiennent l’espoir de celles et ceux qui se soulèvent contre un ordre injuste. Ici l’expression prend le tour d’une incantation magique, qui possède en elle-même sa propre force.
Font trembler les briques de murs
Les « murs » constituent la métaphore de l’oppression que subissent les femmes dans la société patriarcale, car le mur vise à enclore et interdire de pénétrer dans une société réservée aux hommes. Les « chants », peut-être les slogans, font vaciller cet édifice.
Sur lesquels nos espoirs dansent allègrement.
Les « espoirs » sont un écho à l’adjectif qualificatif « inespéré » au début du poème. Le retournement de situation est d’ores et déjà palpable. Qui plus est, les espoirs allégorisés « dansent » sur les murs : ils sont déjà en train de les franchir. L’adverbe « allègrement » est polysémique : il signifie à la fois la joie et un style de jeu musical léger.
Toute cette scène peut être lue au travers du topos littéraire construit par Hugo avec Gavroche, qui dans une scène très célèbre des Misérables, met en scène un enfant des rues dansant et chantant sur les barricades au cours d’une insurrection. Cette scène mémorable vient à l’esprit dans ces deux tercets.
II – Une lutte pour le changement
L’aube s’accroche à nos semelles
L’aube, qui donne son titre au poème, est ici une métaphore à contre-emploi. L’aube est en principe la métaphore de la renaissance et de l’espoir. Elle conserve ici sa signification alors même qu’elle « s’accroche aux semelles », ce qui la renvoie à la terre et au bas matériel. La poétesse construit ici l’image d’une aube qui suit les marcheuses : ces dernières construisent leur propre « aube », elles forgent leur propre espoir.
Qui résonnent dans la rue dépavée,
La rue dépavée convoque de nombreuses significations. D’abord, une rue dépavée est le signe d’une rue abandonnée, sans voirie. C’est un signe que les pouvoirs publics l’ont abandonnée ainsi que ses riverains à la misère. Mais dépaver les rues, c’est aussi construire une barricade et préparer l’insurrection, à l’instar des révolutions et insurrections du XIXe siècle ou bien de mai 68.
On relève donc ici une antithèse : les chaussures ne peuvent en principe « résonner » si la rue n’a plus ses pavés. C’est donc qu’il s’agit d’une métaphore, c’est la clameur du nombre des femmes qui résonne.
Et le jour jaillit en pleine Nuit.
La conjonction de coordination « et » ici continue de produire l’effet d’une formule rituelle.
Ici la poétesse paraphrase la Genèse, 1-3,4 :
dixitque Deus fiat lux et facta est lux
et vidit Deus lucem quod esset bona et divisit lucem ac tenebras
Dieu dit : que la lumière soit, et la lumière fut.
Et Dieu vit que la lumière était bonne, et Il distingua la lumière des ténèbres.
La Genèse est un mythe de la Création : celui d’un nouveau monde. Ici, la poétesse montre à son tour la constitution d’un monde nouveau, sous l’impulsion des femmes.
Entends-tu sauter les verrous
Les verrous sont ici une métaphore des carcans patriarcaux. La poétesse interpelle son lecteur ou sa lectrice, par la forme interrogative directe et l’adresse à l’aide du pronom personnel « tu ».
De conscience en hibernation ?
L’enjambement des deux vers permet de représenter la dimension du passage. Les « consciences » en « hibernation », c’est-à-dire en sommeil, ont leurs verrous qui « sautent ». L’opération est brutal, mais elle permet un éveil. Cette métaphore est ici une évocation claire de ce que les intellectuelles féministes en général, et afroféministes en particulier nomment une « prise de conscience » à l’égard des discriminations croisées dans nos sociétés occidentales.
Et renverser nos têtes à l’endroit ?
« Renverser » « à l’endroit », est un processus qui en géométrie ou en physique se décrit comme une révolution ». Kiyémis évoque ici un processus révolutionnaire, de changement radical des structures sociales qui se construit sur la remise « à l’endroit », c’est-à-dire la justice.
III – L’utopie retrouvée
Nos voix, dans une harmonie reconstruite,
Les voix sont celles du chant, mais aussi celles de la parole publique : l’écho au début du poème est donc ici politique. Les femmes ont « reconstruit » une « harmonie » : la métaphore musicale désigne à présent une société débarrassée des oppressions.
Repeignent l’avenir.
L’allégorie des voix est convoquée dans la métaphore d’un « avenir » « repeint ». Le lecteur ou la lectrice peut se représenter un avenir désirable, susceptible d’advenir si l’on s’en donne collectivement les moyens.
Prépare-toi, demain arrive déjà.
L’impératif, le présent d’énonciation construisent un dernier vers à la tonalité prophétique.
Conclusion
Dans ce poème, Kiyémis propose à sa lectrice ou son lecteur un texte féministe, mais qui lie cette question à celle d’un changement complet de société. La poésie est ici mise au service de l’émancipation, à la fois individuelle et collective.