Ubu roi – Acte III, scènes 3 et 4
Alfred Jarry naît en 1873 et meurt en 1907 à 34 ans.
Il est écrivain, graveur, dessinateur. Jarry a plusieurs passions, notamment son revolver dont il se sert dans la rue à tout propos, la bicyclette, et l’alcool, en particulier l’absinthe.
La pièce s’inscrit dans un contexte troublé : l’extrême droite s’agite, l’affaire Dreyfus commence à prendre de l’ampleur, pendant que le pillage colonial s’accentue : Madagascar devient une colonie française.
Dans Ubu roi, Alfred Jarry s’inspire de la bêtise de son professeur de physique au lycée. Ubu roi, farce où se trouvent réunies toutes formes de comique, constitue aussi une parodie de plusieurs pièces, notamment de Shakespeare. Ubu assassine le roi de Pologne, prend sa place et met le pays à feu et à sang pour en tirer toute la « finance » possible.
Problématique
Comment Jarry produit-il une satire efficace de l’autoritarisme et de la prédation ?
Mouvements
- Scène 3 - Écho d’une révolution de palais
- Début de la scène 4 - « Saint-Mathieu » : Ubu en inspecteur du fisc
- « C’est fort possible » - fin : un programme de gouvernement
Mouvement I – L’écho d’une révolution de palais
Apprenez la grande nouvelle. Le roi est mort, les ducs aussi et le jeune Bougrelas s’est sauvé avec sa mère dans les montagnes. De plus, le Père Ubu s’est emparé du trône.
- Le paysan produit un résumé qui montre son inconséquence dans la compréhension de l’événement.
« grande nouvelle » : le singulier est impropre : il y a plusieurs nouvelles. De plus, « grande » a une connotation méliorative voire laudative, ce qui est ici impropre.
Le titre d’Ubu « père Ubu », confine d’ores et déjà au burlesque (= traiter le tragique dans un style comique, ou l’inverse).
J’en sais bien d’autres. Je viens de Cracovie, où j’ai vu emporter les corps de plus de trois cents nobles et de cinq cents magistrats qu’on a tués, et il paraît qu’on va doubler les impôts et que le Père Ubu viendra les ramasser lui-même.
- Les chiffres exposés produisent une hyperbole : l’exagération semble telle qu’elle prête à sourire.
- « Il paraît ». La rumeur enfle : le personnage produit un récit qu’il prétend de première main, mais son expression invite à la plus grande prudence.
- « on va doubler les impôts » : c’est la crainte des paysans dans tous les régimes féodaux : écrasés de taxes en raison de l’inconséquence des gouvernants, les paysans survivent dans la misère. Ubu devient un Croquemitaine.
- Le Père Ubu viendrait chercher lui-même les impôts, comme s’il était un collecteur d’impôts.
Grand Dieu ! qu’allons-nous devenir ? le Père Ubu est un affreux sagouin et sa famille est, dit-on, abominable.
- Interjection populaire « grand Dieu » : ancrage dans le vocabulaire rustique.
- « qu’allons-nous devenir ? » Interrogation qui marque l’impuissance des paysans.
- « dit-on » - toujours dans le répertoire de la rumeur.
- « affreux sagouin » : adjectif qualificatif « affreux » et le substantif « sagouin » = sale, malpropre, méprisable ; « abominable » (et vocabulaire familier). Champ lexical de la monstruosité. En quelques mots, il s’agit d’une éthopée (= portrait moral du personnage).
Mais, écoutez : ne dirait-on pas qu’on frappe à la porte ?
- Élément perturbateur : conjonction de coordination « mais », tournure interronégative, impératif présent destiné à produire le silence parmi les paysans qui, après avoir évoqué le monstre, sont paralysés de crainte.
Une Voix, (au dehors).
- Il s’agit du père Ubu, mais les paysans l’ignorent encore. Hors de scène, la voix d’Ubu permet de produire l’effet de l’intrusion.
Cornegidouille ! Ouvrez, de par ma merdre, par saint Jean, saint Pierre et saint Nicolas ! ouvrez, sabre à finances, corne finances, je viens chercher les impôts !
- Cornegidouille : juron dépourvu de sens, utilisé exclusivement par le père Ubu.
- Ouvrez : l’ordre est formulé à l’impératif, mais aussitôt noyé dans un flots de jurons.
- « de par ma merdre » : vulgarité complètement impropre dans les paroles de celui qui se prétend le roi.
- Jurons : Jean (évangile), Pierre (Église), Nicolas (donne une tonalité d’Europe de l’est). Autant de blasphèmes. S’ajoutent, sur un même plan, « sabre à finances » et « corne finances » : Ubu jure par la religion et l’argent.
- « je viens chercher les impôts ». Surprise des spectateur⋅ices : c’est bien Ubu en personne.
- Le comique de mots, par la vulgarité du langage, et le comiques de caractère dominent la scène.
(La porte est défoncée, le Père Ubu pénètre suivi d’une légion de Grippe-Sous.)
- Ubu n’attend pas que quiconque réponde avant de faire enfoncer la porte.
- La légion de Grippe-Sous est un nouvel exemple de burlesque : la légion romaine se dégrade en une bande de pillards.
Mouvement II – Ubu en inspecteur du fisc
Père Ubu – Qui de vous est le plus vieux ? (Un Paysan s’avance.) Comment te nommes-tu ?
Le Paysan – Stanislas Leczinski.
Père Ubu – Eh bien, cornegidouille, écoute-moi bien, sinon ces messieurs te couperont les oneilles. Mais, vas-tu m’écouter enfin ?
Stanislas – Mais Votre Excellence n’a encore rien dit.
- La scène commence comme un topos de l’irruption d’un méchant puissant dans un groupe de personnes vulnérables.
- Il faut noter ici le décalage entre les sabreurs qualifiés de « messieurs » et le tutoiement d’Ubu d’une part, le vouvoiement de Leczinski d’autre part. Le plus courtois ici est le paysan, ce qui offre de nouveau un contraste important entre la muflerie d’Ubu et les paysans.
- Ubu demande l’attention de Leczinski d’une façon enfiévrée, se répétant lorsqu’il demande l’attention du paysan, perdant patience avant même d’avoir formulé ses exigences : comique de caractère
- Le vocabulaire d’Ubu est aussi de nature à produire de nouveau du comique, tant par la réitération de son juron emblématique « cornegidouille » que par son incapacité à prononcer correctement « oreilles », ce qui le rend ridicule alors même qu’il menace des pires sévices Leczinski.
Père Ubu – Comment, je parle depuis une heure.
- De nouveau du comique de caractère souligné par l’hyperbole « depuis une heure », alors qu’Ubu vient à peine d’entrer.
Crois-tu que je vienne ici pour prêcher dans le désert ?
- Sarcasme d’Ubu, et parodie proverbialisée de Jean le Baptiste, cité dans les Évangiles comme celui qui vit une vie d’ascèse et prêche dans le désert. Par ce sarcasme teinté de mépris, Ubu montre tout son mépris pour les valeurs chrétiennes.
Stanislas – Loin de moi cette pensée.
- La réplique de Stanislas est donc à la fois la marque d’un personnage qui craint Ubu et ne désire par le contrarier, mais aussi d’ironie.
Père Ubu – Je viens donc te dire, t’ordonner et te signifier que tu aies à produire et exhiber promptement ta finance, sinon tu seras massacré.
- Je viens donc te dire, t’ordonner et te signifier : accumulation, tournure juridique, tout comme « produire et exhiber ». Le caractère archaïsant des tournures produit la représentation d’Ubu en roi tyrannique et fainéant.
- Les paysans doivent exhiber « la finance » : métonymie comique pour « argent ». Évidemment, les paysans n’ont contrairement à Ubu guère accès à « la finance ». L’alternative est simple : « tu seras massacré ». La brutalité de la proposition renforce l’idée d’un archétype de tyran, aux passions duquel les sujets sont soumis.
Allons, messeigneurs les salopins de finance, voiturez ici le voiturin à phynances. (On apporte le voiturin.)
- Antithèse : messeigneurs (aristocrates) ≠ les salopins (= sales, méprisables) : l’antithèse produit la représentation d’un personnage qui n’a aucune valeur ni constance morale.
- Poyptote : « voiturez ici le voiturin ». Ici, le polyptote montre avant tout la faiblesse du vocabulaire et de l’expression d’Ubu.
- finance (orthographe moderne, destinée aux paysans) ≠ phynances (orthographe archaïsante, pseudo-savante, quand le tyran s’empare de la richesse).
Stanislas – Sire, nous ne sommes inscrits sur le registre que pour cent cinquante-deux rixdales que nous avons déjà payées, il y aura tantôt six semaines à la Saint Mathieu.
- Tentative de protestation de Stanislas, au nom de l’ensemble de la communauté (en atteste la 1re personne du pluriel) appuyée sur une date précise (Saint Mathieu, fin du mois de septembre). L’impôt dû à la fin de l’année est donc déjà payé. Stanislas essaie d’invoquer une sorte d’état de droit : un « registre » permet de vérifier ce que doit chaque communauté.
Mouvement III – Un programme de gouvernement
Père Ubu – C’est fort possible, mais j’ai changé le gouvernement et j’ai fait mettre dans le journal qu’on paierait deux fois tous les impôts et trois fois ceux qui pourront être désignés ultérieurement.
- Ubu dévoile ce qui lui tient lieu de politique : l’enrichissement personnel. Cette tirade pourrait s’appliquer parfaitement à nombre de dictateurs que connaîtront les XXe et XXIe siècles.
- Tout d’abord, Ubu ne nie pas que les paysans aient déjà payé : « c’est fort possible » (euphémisme).
- « Mais » (conjonction de coordination marquant l’opposition) Ubu a renversé le « gouvernement ». C’est donc désormais lui qui fait les lois.
- Il a fait « mettre dans le journal », allusion tant à la presse écrite qu’au Journal officiel (et « nul n’est censé ignorer la loi ») ses réformes.
- Réformes qui consistent essentiellement à écraser le peuple d’impôts, qu’il faut payer « deux fois », tandis que les prochains seront à payer « trois fois ». La tournure a un sens absurde : payer deux fois les impôts revient à les doubler. Ubu, évoquant « ceux qui pourront être désignés ultérieurement » détruit toute possibilité de sécurité juridique.
Avec ce système j’aurai vite fait fortune, alors je tuerai tout le monde et je m’en irai.
- Ubu produit sa version du proverbe « après moi le déluge ». Il évoque avec fierté un « système », comme s’il était un grand philosophe, puisqu’il en parle publiquement. Par ailleurs, Ubu parle de « faire fortune », alors qu’il est déjà immensément riche. Au-delà du comique de caractère sur l’avidité du personnage, cette tirade invite le public à réfléchir sur la nature de la richesse, qui n’en est que comparativement.
- Une fois le pays pillé, Ubu, qui n’a aucun attachement au peuple qui vit en Pologne, a déjà prévu de quitter le pays : soit pour jouir de sa fortune ailleurs, soit qu’il soit lucide quant au ressentiment qu’il provoque dans la population.
Paysans – Monsieur Ubu, de grâce, ayez pitié de nous. Nous sommes de pauvres citoyens.
Père Ubu – Je m’en fiche. Payez.
- Le chœur des paysans adresse (dans une tradition toute féodale) une supplique au tyran, invoquant sa « grâce », essayant de susciter sa « pitié », et insistant sur la « pauvreté » — qui par définition empêche de payer l’impôt. À noter que les paysans usent du terme de « citoyens » : ils se définissent donc comme des sujets politiques.
- Ubu n’a cure de la supplique, et montre le peu de considération qu’il a pour la population qu’il exploite par un ordre lapidaire : « je m’en fiche. Payez ».
Paysans – Nous ne pouvons, nous avons payé.
Père Ubu – Payez ! ou ji vous mets dans ma poche avec supplice et décollation du cou et de la tête ! Cornegidouille, je suis le roi peut-être !
- La colère d’Ubu face au refus des paysans est palpable aux solécismes (= mésusage grammatical) qu’il profère.
- Ji - mauvais emploi de « je vous », forme phonétique de « j’y vous ». Or l’adverbe est ici inutile.
- « mets dans ma poche » : mauvaise usage de l’expression. Ici, la syllepse (associer en pensée sens propre et figuré) de poche fait référence à l’argent.
- « et décollation du cou et de la tête » : pléonasme. A priori la décollation du cou et de la tête sont synonymes, et tout aussi définitives.
- Le juron « cornegidouille » est de nouveau proféré, et Ubu fait également mention de son titre usurpé. L’adverbe « peut-être » est ici employé avec l’intonation du défi (ce que confirme le point d’exclamation).
Tous – Ah, c’est ainsi ! Aux armes ! Vive Bougrelas, par la grâce de Dieu roi de Pologne et de Lithuanie !
- Ces dernières provocations poussent à bout les paysans. Ubu est le seul responsable de la révolte paysanne. Si l’expression « aux armes » peut faire penser à une révolution, il n’en est rien : les paysans sont plutôt ici dominés par leur préjugé favorable envers la monarchie de droit divin : « par la grâce de Dieu roi de Pologne ».
Père Ubu – En avant, messieurs des Finances, faites votre devoir.
- Ceux qu’Ubu présente comme un « devoir » est l’obéissance aveugle des Grippe-sous à un tyran avide et borné, qu’il présente comme « messieurs des Finances », de manière antithétique.
(Une lutte s’engage, la maison est détruite et le vieux Stanislas s’enfuit seul à travers la plaine. Le Père Ubu reste à ramasser la finance.)
- Cette dernière didascalie permet de se représenter Ubu, pourtant roi en titre, avide au point de ramasser des pièces de monnaie à terre. Il s’agit ici d’un comique de gestes soulignant l’avidité et l’avarice du personnage, par ailleurs inconscient qu’il vient de précipiter la fin de son règne.
Conclusion
Ce comportement digne de la farce recèle aussi une leçon plus profonde : Ubu s’apprête à perdre le pouvoir parce qu’il est allé trop loin. Il s’agit ici d’une démesure que l’on peut rapprocher de l’hybris (ou hubris) antique, que l’on retrouve par exemple dans Œdipe de Sophocle ou bien l’Iliade.