Le Malade imaginaire II, 5
Monsieur Diafoirus, Thomas Diafoirus, Argan, Angélique, Cléante, Toinette
Thomas Diafoirus – Mademoiselle, ne plus ne moins que la statue de Memnon1 rendait un son harmonieux lorsqu’elle venait à être éclairée des rayons du soleil, tout de même me sens-je animé d’un doux transport2 à l’apparition du soleil de vos beautés ; et, comme les naturalistes remarquent que la fleur nommée héliotrope tourne sans cesse vers cet astre du jour, aussi mon cœur dores-en-avant3 tournera-t-il toujours vers les astres resplendissants de vos yeux adorables, ainsi que vers son pôle unique. Souffrez donc, mademoiselle, que j’appende4 aujourd’hui à l’autel de vos charmes l’offrande de ce cœur qui ne respire et n’ambitionne autre gloire que d’être toute sa vie, mademoiselle, votre très humble, très obéissant, et très fidèle serviteur et mari.
Toinette — Voilà ce que c’est que d’étudier ! on apprend à dire de belles choses.
Argan, à Cléante — Hé ! que dites-vous de cela ?
Cléante — Que monsieur fait merveilles, et que, s’il est aussi bon médecin qu’il est bon orateur, il y aura plaisir à être de ses malades.
Toinette — Assurément. Ce sera quelque chose d’admirable, s’il fait d’aussi belles cures qu’il fait de beaux discours.
Argan — Allons, vite, ma chaise, et des sièges à tout le monde. (Des laquais donnent des sièges.) Mettez-vous là, ma fille. (À monsieur Diafoirus.) Vous voyez, monsieur, que tout le monde admire monsieur votre fils ; et je vous trouve bien heureux de vous voir un garçon comme cela.
Monsieur Diafoirus — Monsieur, ce n’est pas parce que je suis son père ; mais je puis dire que j’ai sujet d’être content de lui, et que tous ceux qui le voient en parlent comme d’un garçon qui n’a point de méchanceté. Il n’a jamais eu l’imagination bien vive, ni ce feu d’esprit qu’on remarque dans quelques-uns ; mais c’est par là que j’ai toujours bien auguré de sa judiciaire5, qualité requise pour l’exercice de notre art. Lorsqu’il était petit, il n’a jamais été ce qu’on appelle mièvre6 et éveillé. On le voyait toujours doux, paisible et taciturne, ne disant jamais mot, et ne jouant jamais à tous ces petits jeux que l’on nomme enfantins. On eut toutes les peines du monde à lui apprendre à lire ; et il avait neuf ans, qu’il ne connaissait pas encore ses lettres. Bon, disais-je en moi-même : les arbres tardifs sont ceux qui portent les meilleurs fruits. On grave sur le marbre bien plus malaisément que sur le sable ; mais les choses y sont conservées bien plus longtemps ; et cette lenteur à comprendre, cette pesanteur d’imagination, est la marque d’un bon jugement à venir. Lorsque je l’envoyai au collège, il trouva de la peine ; mais il se raidissait contre les difficultés ; et ses régents se louaient toujours à moi de son assiduité et de son travail. Enfin, à force de battre le fer, il en est venu glorieusement à avoir ses licences ; et je puis dire, sans vanité, que, depuis deux ans qu’il est sur les bancs, il n’y a point de candidat qui ait fait plus de bruit que lui dans toutes les disputes de notre école. Il s’y est rendu redoutable ; et il ne s’y passe point d’acte où il n’aille argumenter à outrance pour la proposition contraire. Il est ferme dans la dispute, fort comme un Turc sur ses principes, ne démord jamais de son opinion, et poursuit un raisonnement jusque dans les derniers recoins de la logique. Mais, sur toute chose, ce qui me plaît en lui, et en quoi il suit mon exemple, c’est qu’il s’attache aveuglément aux opinions de nos anciens, et que jamais il n’a voulu comprendre ni écouter les raisons et les expériences des prétendues découvertes de notre siècle, touchant la circulation du sang, et autres opinions de même farine.
— Molière, Le malade imaginaire, 1673
Notes
- Statue de Memnon : statue située à Thèbes en Égypte, attribuée par les auteurs grecs et latins au héros troyen Memnon, fils de l’Aurore. Les auteurs rapportent que la statue produisait un son à l’aube.
- Transport : émotion.
- Dores-en-avant : dorénavant
- J’appende : je suspende
- Sa judiciaire : sa capacité de jugement
- Mièvre : malicieux
Introduction
Le malade imaginaire est la dernière pièce écrite et créée par Molière avant son décès en 1673. Alors au sommet de sa gloire, Molière s’est détourné de la critique des bigots pour s’attarder sur celle des médecins de son époque.
II, 5 → nœud de l’intrigue : arrivée des Diafoirus pères et fils sur scène, pour la première fois. Leur arrivée a été annoncée au début de la pièce.
Dans cette scène, Molière donne à voir le spectacle de l’érudition factice.
Problématique
Comment Molière utilise-t-il un éloge paradoxal comme outil satirique dans cette scène ?
Mouvements
1) Le discours ampoulé du fils Diafoirus → « fidèle serviteur et mari » 2) Diafoirus fils ridiculisé → « un garçon comme cela » 3) Lignes 21 → Un éloge paradoxal
I - Le discours ampoulé du fils
Onomastique : diafoirus. Nom à consonance latine, et foirus ← lat. foria : diarrhée.
Le nom même du personnage rappelle au public le peu de crédit qu’il faut accorder à la famille.
Thomas D. commence par un compliment, sorte de formule traditionnelle par laquelle l’amant doit s’adresser à la jeune femme dont il demande la main.
Ici, il faut remarquer que la première phrase est très longue. C’est une période.
Période : - Protase : partie de la phrase dans laquelle la voix monte, qui crée la tension - Acmé : point culminant - Apodose : la résolution
La période provient du style oratoire de la rhétorique classique. Thomas Diafoirus a manifestement un style extrêmement écrit, puisque sa période compte 4 principales juxtaposées ou coordonnées, et deux subordonnées.
La tirade constitue un mélange d’un style très élevé avec un objet plus terre-à-terre : registre burlesque. L’intention de Molière : tourner en ridicule un sérieux excessif.
Mademoiselle, ne plus ne moins que la statue de Memnon rendait un son harmonieux lorsqu’elle venait à être éclairée des rayons du soleil
- Mademoiselle : apostrophe
- Ne plus ne moins → détail inutile, à la limite d’un amphigouri (accumulation de détails inutiles)
- … soleil → hypotypose : description vive et frappante.
- tout de même → outil de la comparaison
- me sens-je → inversion du sujet : préciosité
- animé d’un doux transport → épithète « doux »
- à l’apparition du soleil de vos beautés ; → pluriel hyperbolique ; métaphore du soleil. Mais une redondance : soleil → soleil. Concaténation.
et, comme les naturalistes remarquent que la fleur nommée héliotrope tourne sans cesse vers cet astre du jour, aussi mon cœur dores-en-avant tournera-t-il toujours vers les astres resplendissants de vos yeux adorables, ainsi que vers son pôle unique.
- Alors qu’il est supposé parler d’amour, Thomas convoque les naturalistes.
- la fleur nommée héliotrope : pédantisme. Racine grecque Ἥλιος et τρέπειν.
- Redondance : Thomas précise qu’il s’agit bien d’une fleur, alors que le nom est alors courant. À noter : le nom repose sur le mythe antique de la nymphe Clytie ayant trahi le soleil, issu des Métamorphoses d’Ovide.
- « aussi » : outil de la comparaison. Héliotrope / mon cœur.
- astres de vos yeux : métaphore. Poncif éculé des yeux étoilés : au fond une technique de séduction facile et convenue.
- ainsi que vers son pôle unique : métaphore, géographique cette fois.
Souffrez donc, mademoiselle, que j’appende aujourd’hui à l’autel de vos charmes l’offrande de ce cœur qui ne respire et n’ambitionne autre gloire que d’être toute sa vie, mademoiselle, votre très humble, très obéissant, et très fidèle serviteur et mari.
- périphrase laborieuse, qui conduit tout de même Thomas à parler de lui à la troisième personne du singulier.
- accumulation d’adjectifs qualificatifs, et anaphore de l’adverbe « très ». Lourde insistance, qui vient à la fin révéler nettement le projet : devenir le « mari » d’Angélique.
Conclusion sur le mouvement :
Le personnage de Thomas fait assaut d’érudition, mais montre en cela son incapacité à exprimer des sentiments authentiques.
II – Diafoirus ridiculisé
Après la longue tirade de Thomas, qui ressort manifestement d’un discours appris par cœur et d’où n’échappe aucun sentiment, le personnage est privé de parole. Ce sont d’autres qui vont commenter la tirade avec une ironie cruelle, appuyée sur la double-énonciation dont l’effet va jouer à plein.
Voilà ce que c’est que d’étudier ! on apprend à dire de belles choses.
- Implicite : on apprend à dire de belles choses mais on n’en demeure pas moins incapable de guérir ses patient⋅es.
- La tournure de phrase présentative (« voilà »), le point d’exclamation, le pronom indéfini « on » manifestent l’intention ironique de Toinette, qui par ailleurs est placée dans une position de jugement par le dramaturge alors qu’elle se situe, comme domestique, bien en-dessous dans l’ordre social.
Hé ! que dites-vous de cela ?
Argan demeure quant à lui imperméable au second degré. Il se contente de poser une question destinée à recueillir le compliment, comme si la gloire de Thomas Diafoirus allait rejaillir sur lui dans la mesure où il se montre capable d’apprécier son génie.
Que monsieur fait merveilles, et que, s’il est aussi bon médecin qu’il est bon orateur, il y aura plaisir à être de ses malades.
La pointe de Cléante est particulièrement cruelle. Ne pas oublier : Cléante ici se fait passer pour autre que ce qu’il est, et a déjà eu la possibilité d’exprimer à mots couverts sa passion pour Angélique, se faisant passer pour son maître de chant.
Que monsieur fait merveilles → Cléante entre dans le jeu ironique de Toinette.
s’il est aussi bon médecin qu’il est bon orateur, il y aura plaisir à être de ses malades
Comme chacun⋅e dans le public comme parmi les personnages qui dominent la scène tels que Toinette ou Cléante a compris que Thomas est particulièrement mauvais orateur, la critique porte sur la capacité à exercer la profession de médecin. Cléante sous-entend également que le médecin discourt mais ne propose guère de solution au problème qui conduit le patient à recourir à ses services.
À noter le substantif plaisir, particulièrement ironique. En effet, personne de rationnel n’a plaisir à consulter son médecin.
Assurément. Ce sera quelque chose d’admirable, s’il fait d’aussi belles cures qu’il fait de beaux discours.
Toinette produit une reformulation du propos de Cléante, sur un mode hyperbolique. À noter la connotation de beaux discours, celle du propos trompeur ou mensonger.
Appuyer ainsi renforce la complicité entre le public et les personnages de Toinette et Cléante.
Allons, vite, ma chaise, et des sièges à tout le monde. (Des laquais donnent des sièges.) Mettez-vous là, ma fille. (À monsieur Diafoirus.) Vous voyez, monsieur, que tout le monde admire monsieur votre fils ; et je vous trouve bien heureux de vous voir un garçon comme cela.
Argan exprime une volonté de précipiter le mariage (« vite »).
Vous voyez, monsieur, que tout le monde admire monsieur votre fils
- Preuve du manque de discernement d’Argan, qui se trouve (comme les deux médecins) la dupe d’une servante, de sa fille, et de son prétendant.
- Une généralisation excessive, qui montre le ridicule dans l’empressement et ne fait que renforcer la distance ironique chez le public.
- Argan ne s’adresse toujours pas à Thomas Diafoirus, ce qui renforce encore le caractère falot du personnage.
- Argan à la place adresse un compliment à son père, car il espère entrer dans ses bonnes grâces.
Conclusion
Double-énonciation, comique de caractères dominent ce mouvement et portent le public à sourire de la naïveté d’Argan. Cléante et Toinette font montre d’esprit, contrairement aux autres personnages.
III – Tirade de Diafoirus père : un éloge paradoxal
Il s’agit d’un éloge paradoxal, en ce que plus Diafoirus père vante les qualités de Thomas, plus il convainc au contraire de la bêtise du fils.
tous ceux qui le voient en parlent comme d’un garçon qui n’a point de méchanceté. Il n’a jamais eu l’imagination bien vive, ni ce feu d’esprit qu’on remarque dans quelques-uns ;
- accumulation de négations. Le père semble n’avoir pas de qualités à exposer, et s’efforcer d’indiquer les défauts que Thomas n’a pas.
- point de méchanceté : aujourd’hui encore, l’acception ironique de cette expression connote la bêtise.
- pas d’imagination : bêtise encore.
- feu d’esprit qu’on remarque dans quelques uns : Diafoirus présente son fils comme tout sauf exceptionnel. Or c’est ce qui rend une personne désirable.
mais c’est par là que j’ai toujours bien auguré de sa judiciaire, qualité requise pour l’exercice de notre art.
Paradoxe : comme Thomas n’aurait aucune imagination, il serait en mesure de mieux exercer sa faculté critique. C’est évidemment le contraire : il faut avoir de l’imagination pour être capable d’esprit critique.
Lorsqu’il était petit, il n’a jamais été ce qu’on appelle mièvre et éveillé. On le voyait toujours doux, paisible et taciturne, ne disant jamais mot, et ne jouant jamais à tous ces petits jeux que l’on nomme enfantins.
- Retour sur l’enfance de Thomas. Le père marque sa fierté par des adverbes de fréquence antonymes : toujours et jamais.
- Gradation négative des adjectifs doux, paisible et taciturne, à laquelle s’ajoute une série d’explications dans des propositions au gérondif qui visent à détailler la gradation. Il s’agit d’un épithétisme : figure de style qui consiste à ajouter des précisions.
- Diafoirus ne peut s’empêcher d’en faire trop et de se montrer lui aussi pédant, à ses dépens.
On eut toutes les peines du monde à lui apprendre à lire ; et il avait neuf ans, qu’il ne connaissait pas encore ses lettres. Bon, disais-je en moi-même : les arbres tardifs sont ceux qui portent les meilleurs fruits. On grave sur le marbre bien plus malaisément que sur le sable ; mais les choses y sont conservées bien plus longtemps ; et cette lenteur à comprendre, cette pesanteur d’imagination, est la marque d’un bon jugement à venir.
Apprentissage de la lecture : Diafoirus évoque, en n’en ayant qu’une conscience toute relative, la stupidité de son fils. Il tente de se rassurer par des métaphores successives du développement et de la mémoire, qui semblent être celles d’un mauvais logicien qui raisonne en sophiste pesanteur d’imagination = marque d’un bon jugement.
Lorsque je l’envoyai au collège, il trouva de la peine ; mais il se raidissait contre les difficultés ; et ses régents se louaient toujours à moi de son assiduité et de son travail. Enfin, à force de battre le fer, il en est venu glorieusement à avoir ses licences ;
- Thomas finit par avoir ses licences « glorieusement » : c’est une amplification dont aurait dû se passer le père, car tout le récit montre qu’il n’y a là aucune gloire.
- À noter aussi la métaphore de l’enclume, toujours aussi peu flatteuse pour les qualités intellectuelles de Thomas.
et je puis dire, sans vanité, que, depuis deux ans qu’il est sur les bancs, il n’y a point de candidat qui ait fait plus de bruit que lui dans toutes les disputes de notre école. Il s’y est rendu redoutable ; et il ne s’y passe point d’acte où il n’aille argumenter à outrance pour la proposition contraire. Il est ferme dans la dispute, fort comme un Turc sur ses principes, ne démord jamais de son opinion, et poursuit un raisonnement jusque dans les derniers recoins de la logique.
- « sans vanité » est une antiphrase qui marque le ridicule du personnage.
- Ici Molière se livre en creux à une critique de fond des mauvais scientifiques de son temps, qui cherchent à raisonner de manière abstraite, « jusque dans les derniers recoins de la logique », sans les confronter à la méthode expérimentale.
- La communauté de la « République des Lettres » est l’exact inverse de cette forme d’obstination bornée.
Mais, sur toute chose, ce qui me plaît en lui, et en quoi il suit mon exemple, c’est qu’il s’attache aveuglément aux opinions de nos anciens, et que jamais il n’a voulu comprendre ni écouter les raisons et les expériences des prétendues découvertes de notre siècle, touchant la circulation du sang, et autres opinions de même farine.
- Diafoirus père s’identifie à son fils « mon exemple ».
- Médecin, il s’attache aveuglément aux opinions de nos anciens et balaie d’un revers de main la méthode expérimentale. En particulier la circulation du sang, une découverte majeure de William Harvey en 1628.
- Diafoirus incarne le dogmatisme et le conservatisme intellectuel que rejettent Molière et une part croissante de la bonne société de l’époque.
Conclusion
Cette rencontre des Diafoirus avec les autres personnages contribue par contraste à les ridiculiser encore davantage : Thomas Diafoirus est empoté, son père produit un long éloge de la bêtise et du dogmatisme qui révèle son manque d’intelligence. C’est une méthode habile, car elle permet à Molière de rendre ces personnages ridicules par eux-mêmes, tandis que Toinette et Cléante par comparaison voient leurs mérites se rehausser.