Manon Lescaut, la rencontre
La veille même de celui que je devais quitter cette ville, étant à me promener avec mon ami, qui s’appelait Tiberge, nous vîmes arriver le coche d’Arras, et nous le suivîmes jusqu’à l’hôtellerie où ces voitures descendent. Nous n’avions pas d’autre motif que la curiosité. Il en sortit quelques femmes qui se retirèrent aussitôt ; mais il en resta une, fort jeune, qui s’arrêta seule dans la cour, pendant qu’un homme d’un âge avancé, qui paraissait lui servir de conducteur, s’empressait de faire tirer son équipage des paniers. Elle me parut si charmante, que moi, qui n’avais jamais pensé à la différence des sexes, ni regardé une fille avec un peu d’attention ; moi, dis-je, dont tout le monde admirait la sagesse et la retenue, je me trouvai enflammé tout d’un coup jusqu’au transport. J’avais le défaut d’être excessivement timide et facile à déconcerter ; mais, loin d’être arrêté alors par cette faiblesse, je m’avançai vers la maîtresse de mon cœur.
Quoiqu’elle fût encore moins âgée que moi, elle reçut mes politesses sans paraître embarrassée. Je lui demandai ce qui l’amenait à Amiens, et si elle y avait quelques personnes de connaissance. Elle me répondit ingénument qu’elle y était envoyée par ses parents pour être religieuse. L’amour me rendait déjà si éclairé depuis un moment qu’il était dans mon cœur, que je regardai ce dessein comme un coup mortel pour mes désirs. Je lui parlai d’une manière qui lui fit comprendre mes sentiments ; car elle était bien plus expérimentée que moi : c’était malgré elle qu’on l’envoyait au couvent, pour arrêter sans doute son penchant au plaisir, qui s’était déjà déclaré, et qui a causé dans la suite tous ses malheurs et les miens. Je combattis la cruelle intention de ses parents par toutes les raisons que mon amour naissant et mon éloquence scolastique purent me suggérer. Elle n’affecta ni rigueur ni dédain. Elle me dit, après un moment de silence, qu’elle ne prévoyait que trop qu’elle allait être malheureuse ; mais que c’était apparemment la volonté du ciel, puisqu’il ne lui laissait nul moyen de l’éviter. La douceur de ses regards, un air charmant de tristesse en prononçant ces paroles, ou plutôt l’ascendant de ma destinée, qui m’entraînait à ma perte, ne me permirent pas de balancer un moment sur ma réponse. Je l’assurai que si elle voulait faire quelque fond sur mon honneur et sur la tendresse infinie qu’elle m’inspirait déjà, j’emploierais ma vie pour la délivrer de la tyrannie de ses parents et pour la rendre heureuse. Je me suis étonné mille fois, en y réfléchissant, d’où me venait alors tant de hardiesse et de facilité à m’exprimer ; mais on ne ferait pas une divinité de l’amour, s’il n’opérait souvent des prodiges : j’ajoutai mille choses pressantes.
Ma belle inconnue savait bien qu’on n’est point trompeur à mon âge : elle me confessa que, si je voyais quelque jour à la pouvoir mettre en liberté, elle croirait m’être redevable de quelque chose de plus cher que la vie.
— Abbé Prévost, Manon Lescaut, Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut, éd. révisée de 1753
Introduction
L’abbé Prévost est un écrivain du dix-huitième siècle qui mène à bien des égards une vie aussi aventureuse que le héros de Manon Lescaut. Dans ce roman-mémoires, sorte de récit rétrospectif fictif, Prévost évoque la puissance du sentiment amoureux se charge avec malice de moquer l’hypocrisie des mœurs de son époque. Le roman est construit autour d’un narrateur qui prétend avoir rencontré un personnage dont il prend en note le récit. Le narrateur est donc ce dernier personnage issu de la mise en abyme.
Dans l’incipit du roman, le narrateur révèle avec innocence toute la naïveté de son caractère de jeune homme lorsqu’il rencontre une jeune femme « bien plus expérimentée » que lui, qui n’a eu aucune expérience amoureuse. Pour son malheur, il s’y jettera à corps perdu.
Problématique
On cherchera à montrer comment dans cette scène de coup de foudre Prévost met en scène un personnage comique par sa naïveté.
Mouvements
- 1-10 : un jeune homme naïf
- 11 – 20 : une passion imbécile
- à partir de « elle me dit » : appel au sentiment chevaleresque
I – Un jeune homme naïf
La veille même de celui que je devais quitter cette ville, étant à me promener avec mon ami, qui s’appelait Tiberge, nous vîmes arriver le coche d’Arras, et nous le suivîmes jusqu’à l’hôtellerie où ces voitures descendent.
Première phrase, très longue, qui semble exprimer l’ennui par sa longueur. Le narrateur, qui s’apprête à quitter la ville, tue le temps avant son départ. À noter, la formule « étant à » + infinitif, qui désigne une action en train de se dérouler. Le rythme de la phrase construite sur des propositions juxtaposées permet d’imaginer les deux personnages déambulant.
Nous n’avions pas d’autre motif que la curiosité.
Les deux personnages sont oisifs, comme l’indique la négation restrictive « n’avions pas d’autre que ».
Il en sortit quelques femmes qui se retirèrent aussitôt ; mais il en resta une, fort jeune, qui s’arrêta seule dans la cour, pendant qu’un homme d’un âge avancé, qui paraissait lui servir de conducteur, s’empressait de faire tirer son équipage des paniers.
Le contraste dans la scène naît de deux antithèses : les femmes « se retirèrent », tandis que l’une « resta ». Cette jeune femme est « fort jeune », tandis qu’un « homme d’un âge avancé » se trouve à côté d’elle. Nouvelle allusion à une ambiguïté dans la relation qu’entretiennent ces deux personnages, le vieillard « s’empresse ». Son affairement laisse supposer, d’autant plus dans le cadre d’une relecture, que Manon a usé de ses charmes pour lui faire exécuter sa volonté.
Elle me parut si charmante, que moi, qui n’avais jamais pensé à la différence des sexes, ni regardé une fille avec un peu d’attention ; moi, dis-je, dont tout le monde admirait la sagesse et la retenue, je me trouvai enflammé tout d’un coup jusqu’au transport.
- Proposition subordonnée conjonctive circonstancielle de conséquence (si… que) qui semble attribuer à Manon une beauté extraordinaire.
- La négation coordonnée (ni… ni) permet de se représenter aisément la candeur du personnage, qui confine à la mauvaise foi. L’insistance hyperbolique tend à produire une antiphrase.
- Le pronom emphatique répété, la proposition de portée générale sur sa « sagesse » et sa « retenue » contrastent avec l’être « enflammé » par son « transport » amoureux.
- La proposition enflammé tout d’un coup jusqu’au transport tient à la fois de la métaphore de la passion et de l’hyperbole. Il s’agit ici de la dépiction d’un coup de foudre.
J’avais le défaut d’être excessivement timide et facile à déconcerter ; mais, loin d’être arrêté alors par cette faiblesse, je m’avançai vers la maîtresse de mon cœur.
- La logique de contraste se poursuit puisque la passion du personnage lui permet de surmonter sa timidité.
- La périphrase « maîtresse de mon cœur » est singulièrement excessive : le personnage ne connaît pas encore Manon. Elle indique une fois encore la naïveté du personnage, pris dans le filet de ses propres émotions.
II - Une passion imbécile
Quoiqu’elle fût encore moins âgée que moi, elle reçut mes politesses sans paraître embarrassée.
Alors même qu’elle est une très jeune femme, son manque d’embarras aurait dû alors alerter le narrateur. L’effet comique est bien présent : on se représente aisément un jeune homme abordant maladroitement une jeune femme qui semble habituée à ce type de louanges.
Je lui demandai ce qui l’amenait à Amiens, et si elle y avait quelques personnes de connaissance. Elle me répondit ingénument qu’elle y était envoyée par ses parents pour être religieuse.
Dès cette phrase, l’intrigue semble nouée et apparaît classique : une jeune femme est vouée à l’état de religieuse (ce qui équivaut à une mort sociale) par une famille qui fait peu de cas d’elle. Un jeune homme entreprenant et amoureux doit alors se charger de la sauver. Néanmoins, vu le caractère déluré de la jeune femme, il est assez clair de comprendre les raisons qui poussent la famille à infliger cette sanction à Manon.
L’amour me rendait déjà si éclairé depuis un moment qu’il était dans mon cœur, que je regardai ce dessein comme un coup mortel pour mes désirs.
De nouveau une proposition subordonnée circonstancielle de conséquence construite sur si… que et un lexique hyperbolique. Il ne faut pas perdre de vue le fait que l’annonce de la relégation de Manon semble « porter un coup mortel » aux désirs du jeune chevalier.
Je lui parlai d’une manière qui lui fit comprendre mes sentiments ; car elle était bien plus expérimentée que moi :
Le lecteur ou la lectrice a ici confirmation de l’attitude du personnage. L’allusion portée par la périphrase « qui lui fit comprendre mes sentiments » permet de comprendre la nature maladroite de la déclaration du personnage, et qui sent confusément que Manon est « bien plus expérimentée » que lui, commentaire sous forme de litote comique dont on ne sait s’il est véritablement rétrospectif.
c’était malgré elle qu’on l’envoyait au couvent, pour arrêter sans doute son penchant au plaisir, qui s’était déjà déclaré, et qui a causé dans la suite tous ses malheurs et les miens.
- La première partie de la phrase est du discours indirect libre, repérable à l’adverbe « malgré ». L’intérêt central de l’usage de ce discours est de produire une bivocalité : on ignore ici quelle part du discours est directement attribuable à Manon, et quelle part est attribuable au commentaire intérieur que s’en fait le narrateur.
- La seconde partie de la phrase relève du commentaire du narrateur, et constitue une prolepse (une anticipation sur le futur du récit), qui vise à mettre en évidence la dimension tragique sous-jacente du récit. Cette prolepse se construit sur une allusion euphémisée : « son penchant au plaisir ».
Je combattis la cruelle intention de ses parents par toutes les raisons que mon amour naissant et mon éloquence scolastique purent me suggérer. Elle n’affecta ni rigueur ni dédain.
- Le narrateur tombe dans le piège tendu par la jeune femme. Il prend complètement son parti dans un propos rapporté dans un discours narrativisé, marqué par l’adjectif qualificatif « cruelle ». Le jeune narrateur met tout son savoir récemment acquis au service du contraire de ce qu’il est supposé défendre : son « éloquence scolastique » caractérise sa formation religieuse, qui doit précisément l’éloigner de choix pris par « amour » d’une femme et la dissuader d’entrer en religion.
- La jeune femme « n’affecta ni rigueur ni dédain ». Il s’agit ici, on le voit à la négation coordonnée, une litote (dire le peu pour suggérer le plus). Manon est prête à toutes les issues possibles à sa condition, ce que le narrateur, par naïveté, se révèle incapable de percevoir.
III – Un appel au sentiment chevaleresque
Elle me dit, après un moment de silence, qu’elle ne prévoyait que trop qu’elle allait être malheureuse ; mais que c’était apparemment la volonté du ciel, puisqu’il ne lui laissait nul moyen de l’éviter.
- Manon se laisse un moment de réflexion, un « moment de silence », pour tendre son piège. Ce silence lui permet sans doute aussi de dramatiser l’instant.
- L’allégorie du « ciel » qui exprime une « volonté » introduit un lexique religieux permettant à Manon de se faire passer pour une jeune femme vertueuse, ce qu’elle n’est manifestement pas. Elle exprime faussement sa soumission et l’acceptation stoïque de son « malheur ».
La douceur de ses regards, un air charmant de tristesse en prononçant ces paroles, ou plutôt l’ascendant de ma destinée, qui m’entraînait à ma perte, ne me permirent pas de balancer un moment sur ma réponse.
- Le narrateur exprime une sorte de fatalité par une correction (= figure de style qui consiste à corriger un énoncé immédiatement).
- Cette fatalité s’ancre à la fois dans le champ lexical de l’émotion (« malheureuse », « douceur », « charmant », « tristesse ») et dans l’idée de « destinée » qui semble ôter le choix au narrateur, incapable de « balancer un moment ».
Je l’assurai que si elle voulait faire quelque fond sur mon honneur et sur la tendresse infinie qu’elle m’inspirait déjà, j’emploierais ma vie pour la délivrer de la tyrannie de ses parents et pour la rendre heureuse.
- Le jeune « chevalier » des Grieux produit une tirade empruntée au roman de chevalerie. Le narrateur reprend le motif du chevalier délivrant la princesse. Évoquant son « honneur », il use références hyperboliques telles que la « tendresse infinie », « la tyrannie de ses parents ».
- Cette tirade constitue une déclaration d’amour, immédiatement mêlée d’une formule liée à l’argent : « quelque fond sur mon honneur ». Cette phrase opère déjà la synthèse de la relation que le narrateur entretiendra avec Manon Lescaut.
Je me suis étonné mille fois, en y réfléchissant, d’où me venait alors tant de hardiesse et de facilité à m’exprimer ; mais on ne ferait pas une divinité de l’amour, s’il n’opérait souvent des prodiges : j’ajoutai mille choses pressantes.
- L’hyperbole « mille » est reprise en fin de phrase. Il s’agit d’une Épanadiplose qui permet au narrateur d’exprimer à la fois son trouble et son insistance à l’égard de la jeune femme dans un même mouvement.
- Allégorisation de l’amour utilisée dans un but d’autojustification du narrateur, qui en use pour expliquer son éloquence. À nouveau le doute est permis : s’agit-il d’une justification rétrospective ou bien d’une explication ?
Ma belle inconnue savait bien qu’on n’est point trompeur à mon âge : elle me confessa que, si je voyais quelque jour à la pouvoir mettre en liberté, elle croirait m’être redevable de quelque chose de plus cher que la vie.
- Le narrateur use encore d’un vocabulaire tiré d’un roman de chevalerie : la périphrase « belle inconnue ».
- Des Grieux prête un « savoir » à Manon. Or ce savoir est davantage la conscience de la naïveté du jeune homme que de sa franchise, qui rappelons-le, vient de produire une déclaration d’amour à une jeune femme dont il ignore tout à sa descente de voiture.
- Manon finit de planter ses banderilles dans l’esprit du jeune homme. La connotation religieuse de « confessa » permet d’imaginer une confidence donnant un cadre intime à sa déclaration. Alors même qu’elle use d’un lexique noble au sujet de la liberté, elle se garde bien de déclarer un quelconque amour, indiquant allusivement que le prix de sa libération (un écho supplémentaire à l’enlèvement d’une jeune femme dans la littérature) sera celui d’une relation sexuelle.
Conclusion
Le ressort comique de la scène repose en grande part sur l’absence de distance du narrateur sur la situation qu’il expose dans son propre passé, ainsi que sa naïveté à l’égard de la jeune femme. Le contraste est saisissant, alors même que le point de vue interne devrait l’effacer, avec le caractère déluré de Manon. Au-delà de la dimension strictement comique, le narrateur peut éprouver un plaisir certain à observer ces deux personnages emprunter une trajectoire qui les conduit à la marginalité.