Corneille - Le menteur, acte III, scène 5
CLARICE.
Je vous voulais tantôt proposer quelque chose ;
Mais il n’est plus besoin que je vous la propose,
Car elle est impossible.
DORANTE.
Impossible ? Ah ! pour vous
Je pourrai tout, Madame, en tous lieux, contre tous.
CLARICE. Jusqu’à vous marier, quand je sais que vous l’êtes ?
DORANTE.
Moi, marié ! ce sont pièces qu’on vous a faites ;
Quiconque vous l’a dit s’est voulu divertir.
CLARICE, à Lucrèce.
Est-il un plus grand fourbe ?
LUCRÈCE, à Clarice.
Il ne sait que mentir.
DORANTE.
Je ne le fus jamais ; et si par cette voie,
On pense…
CLARICE.
Et vous pensez encor que je vous croie ?
DORANTE.
Que le foudre à vos yeux m’écrase, si je mens !
CLARICE.
Un menteur est toujours prodigue de serments.
DORANTE.
Non, si vous avez eu pour moi quelque pensée
Qui sur ce faux rapport puisse être balancée,
Cessez d’être en balance, et de vous défier
De ce qu’il m’est aisé de vous justifier.
CLARICE, à Lucrèce.
On diroit qu’il est vrai, tant son effronterie
Avec naïveté pousse une menterie.
DORANTE.
Pour vous ôter de doute, agréez que demain
En qualité d’époux je vous donne la main.
CLARICE.
Eh ! vous la donneriez en un jour à deux mille.
DORANTE.
Certes, vous m’allez mettre en crédit par la ville,
Mais en crédit si grand, que j’en crains les jaloux.
CLARICE.
C’est tout ce que mérite un homme tel que vous,
Un homme qui se dit un grand foudre de guerre,
Et n’en a vu qu’à coups d’écritoire ou de verre ;
Qui vint hier de Poitiers, et conte, à son retour,
Que depuis une année il fait ici sa cour ;
Qui donne toute nuit festin, musique, et danse,
Bien qu’il l’ait dans son lit passée en tout silence ;
Qui se dit marié, puis soudain s’en dédit :
Sa méthode est jolie à se mettre en crédit !
Vous-même, apprenez-moi comme il faut qu’on le nomme.
CLITON, à Dorante.
Si vous vous en tirez, je vous tiens habile homme.
DORANTE, à Cliton.
Ne t’épouvante point, tout vient en sa saison.
(À Clarice.)
De ces inventions chacune a sa raison :
Sur toutes quelque jour je vous rendrai contente ;
Mais à présent je passe à la plus importante :
J’ai donc feint cet hymen (pourquoi désavouer
Ce qui vous forcera vous-même à me louer ?) ;
Je l’ai feint, et ma feinte à vos mépris m’expose ;
Mais si de ces détours vous seule étiez la cause ?
CLARICE. Moi ?
DORANTE. Vous. Écoutez-moi. Ne pouvant consentir…
CLITON, bas, à Dorante.
De grâce, dites-moi si vous allez mentir.
DORANTE, bas, à Cliton.
Ah ! je t’arracherai cette langue importune.
(À Clarice.)
Donc, comme à vous servir j’attache ma fortune,
L’amour que j’ai pour vous ne pouvant consentir
Qu’un père à d’autres lois voulût m’assujettir…
CLARICE, à Lucrèce.
Il fait pièce nouvelle, écoutons.
DORANTE.
Cette adresse
A conservé mon âme à la belle Lucrèce ;
Et par ce mariage au besoin inventé,
J’ai su rompre celui qu’on m’avait apprêté.
Blâmez-moi de tomber en des fautes si lourdes,
Appelez-moi grand fourbe et grand donneur de bourdes ;
Mais louez-moi du moins d’aimer si puissamment,
Et joignez à ces noms celui de votre amant.
Je fais par cet hymen banqueroute à tous autres ;
J’évite tous leurs fers pour mourir dans les vôtres ;
Et libre pour entrer en des liens si doux,
Je me fais marié pour toute autre que vous.
Introduction
Pierre Corneille est un dramaturge du 17e siècle. Avant tout connu aujourd’hui pour ses tragédies, il a également composé des comédies comme Le menteur en 1644. La pièce connaîtra le succès et de nombreuses reprises et rééditions. Corneille est un auteur qui innove en effet en s’éloignant du genre comique dominant alors, la farce, dans une forme qui aboutira à la comédie classique chez Molière. Corneille est un auteur du mouvement baroque, qui verra l’émergence du classicisme en littérature. Le menteur constitue un témoin de cette évolution.
L’intrigue de cette comédie galante repose principalement sur un quiproquo : le personnage de Dorante s’éprend pour Clarice qu’il prend pour Lucrèce, et entreprend de la séduire. Mais il est avant tout un menteur compulsif qui s’enferre au fur et à mesure de la pièce.
Dans cet extrait, Dorante tente de dissiper avec peine l’un de ses propres mensonges, car il a prétendu être marié plus tôt dans la pièce pour éviter le parti promis par son père.
Problématique
On cherchera à montrer comment dans cette scène de cour parodique l’acuité des deux femmes permet de révéler Dorante pour ce qu’il est.
Plan
- Les protestations d’innocence paradoxales de Dorante(v. 960 - v. 980)
- Dorante percé à jour (v. 981 - v. 995)
- Un nouveau mensonge (v. 996 et suivants)
Les protestations d’innocence paradoxales de Dorante
Je vous voulais tantôt proposer quelque chose ;
Mais il n’est plus besoin que je vous la propose,
Car elle est impossible.
Clarice use ici d’une allusion construite sur un [[Polyptote|polyptote]] : elle laisse entendre qu’elle a été prête à céder aux avances de Dorante, afin de susciter l’intérêt de Dorante. Puis elle retire aussitôt cette proposition pour inciter Dorante plonger dans le piège qui lui est tendu.
Impossible ? Ah ! pour vous
Je pourrai tout, Madame, en tous lieux, contre tous.
Dorante poursuit son entreprise de séduction. Il amplifie ses émotions, usant de ponctuation forte et d’onomatopées. Il construit alors une déclaration d’amour d’un type chevaleresque parodique sur le [[Polyptote|polyptote]] (figure de style consistant à multiplier les variantes grammaticales d’un même mot) de tout, utilisé comme adverbe, déterminant, et pronom.
Jusqu’à vous marier, quand je sais que vous l’êtes ?
La césure à l’hémistiche du vers et la diérèse produisent ici la chute de cette question rhétorique. Clarice montre ainsi qu’elle domine la conversation et a emmené Dorante où elle le souhaitait.
Moi, marié ! ce sont pièces qu’on vous a faites ;
Quiconque vous l’a dit s’est voulu divertir.
De nouveau, la ponctuation forte montre l’outrance de Dorante. C’est ici un [[Paradoxe|paradoxe]] (idée qui s’oppose au sens commun) : Dorante se trouve pour la première fois confronté à l’un de ses propres mensonges, et répond par la vérité qui ne sera pourtant pas crue.
- Est-il un plus grand fourbe ?
- Il ne sait que mentir.
L’aparté de Clarice et Lucrèce se construit sur une question rhétorique hyperbolique et une négation restrictive en réponse. Ces commentaires des deux femmes, audibles du public, ridiculisent le personnage de Dorante.
- Je ne le fus jamais ; et si par cette voie,
On pense… - Et vous pensez encor que je vous croie ?
Clarice interrompt les dénégations de Dorante, imposant le rapport de force à son prétendant. Il faut noter également le [[Polyptote|polyptote]] accompagnant la question rhétorique qui permet de souligner la répartie de Clarice.
- Que le foudre à vos yeux m’écrase, si je mens !
- Un menteur est toujours prodigue de serments.
Dorante est piégé par son mensonge. Sa seule façon de se tirer du guêpier est de prononcer un “serment” qui invoque la puissance divine. Il ne ment pas : mais sa parole, trop outrée, ne peut être reçue par Clarice pour argent comptant. Elle lui oppose en effet une sentence au [[Présent gnomique|présent gnomique]] ; “serment” et le verbe mentir sont également placés à la rime, marquant la leçon donnée par Clarice.
Non, si vous avez eu pour moi quelque pensée
Qui sur ce faux rapport puisse être balancée,
Cessez d’être en balance, et de vous défier
De ce qu’il m’est aisé de vous justifier.
Dorante, ne saisissant toujours pas sa situation, poursuit sa cour désespérément. Il use du lexique jugement d’une part (“faux rapport”, “balance”, “justifier”). Il utilise également le vocabulaire de la cour amoureuse : “quelque pensée”, “défier” et le polyptote “banlance”/”balancée” Cette longue phrase qui s’étend sur quatre vers, annonce un futur mensonge, car le public sait fort bien, tout comme les deux femmes, que lorsque Dorante se justifie, il invente un mensonge.
On diroit qu’il est vrai, tant son effronterie
Avec naïveté pousse une menterie.
L’antithèse de “naïveté” et “menterie” soulignée par le rejet révèle le caractère ironique du commentaire de Clarice, qui se présente comme une observation détachée.
Conclusion
À l’issue de ce premier mouvement de la scène, la complicité entre le public et les deux femmes est établie. Elles permettent à Dorante de continuer ses justifications paradoxales (expliquer la vérité par un mensonge) uniquement pour se divertir.
Dorante percé à jour
Pour vous ôter de doute, agréez que demain
En qualité d’époux je vous donne la main.
Dorante abandonne sa cour pour proposer un mariage précipité. La proposition soudaine nuit au crédit que peut apporter Clarice à sa parole.
Eh ! vous la donneriez en un jour à deux mille.
L’interjection “Eh” suivie d’une ponctuation forte marque le dédain de Clarice dans ce sarcasme, conjugué à l’hyperbole ironique.
Certes, vous m’allez mettre en crédit par la ville,
Mais en crédit si grand, que j’en crains les jaloux.
Tout à son entreprise de séduction, Dorante quant à lui reprend le mode de l’hyperbole, mais sans maîtriser l’ironie qu’il perçoit pourtant (témoin le terme “certes”).
C’est tout ce que mérite un homme tel que vous,
Clarice se lance dans une tirade ayant pour objet de caractériser le personnage. Ce qui suit est une [[Éthopée|éthopée]] : la description morale d’un personnage. Le portrait est construit sur le hiatus entre les faits et le discours du personnage.
Un homme qui se dit un grand foudre de guerre,
Et n’en a vu qu’à coups d’écritoire ou de verre ;
“Foudre” au masculin désigne l’arme de Jupiter au 17e siècle. Un foudre de guerre désigne alors un stratège militaire de haute volée. Clarice recourt à une [[Antanaclase|antanaclase]] avec le pronom anaphorique “en” : il s’agit de montrer, dans une négation restrictive, que Dorante prétend faussement être un héros, puisque sa seule expérience de la guerre est celle évoquée dans deux [[Métonymie|métonymies]] : - de l’”écritoire”, c’est-à-dire via des récits ; - du “verre”, une vanterie de taverne.
Qui vint hier de Poitiers, et conte, à son retour,
Que depuis une année il fait ici sa cour ;
Une structure en chiasme qui marque l’opposition entre “Poitiers” et “ici”, tandis que les premiers hémistiches comprennent chacun une indication de temps qui s’oppose également avec “hier” et “une année”.
Qui donne toute nuit festin, musique, et danse,
Bien qu’il l’ait dans son lit passée en tout silence ;
Nouvelle allusion à l’un des mensonges de Dorante dans la pièce qui montre que Clarice voit clair dans le jeu ce celui qui la courtise. L’accumulation ternaire “festin, musique, et danse” constitue une antithèse avec le “lit” et surtout le “silence” placé à la rime.
Qui se dit marié, puis soudain s’en dédit :
Sa méthode est jolie à se mettre en crédit !
L’ironie sarcastique de Clarice est perceptible dans la diérèse de mari/é et l’assonance en /i/.
Vous-même, apprenez-moi comme il faut qu’on le nomme.
L’apostrophe ironique permet ici de marquer le mépris de Clarice, qui lui demande comment il faut appeler un menteur comme lui.
Un nouveau mensonge
Si vous vous en tirez, je vous tiens habile homme.
Cliton prend la mesure du danger que court son maître, et affiche sa complicité avec lui.
Ne t’épouvante point, tout vient en sa saison.
Dorante se comporte en hâbleur dans le premier hémistiche. Il use alors d’une sentence au présent gnomique, équivalant à “tout vient à point à qui sait attendre”.
De ces inventions chacune a sa raison :
Sur toutes quelque jour je vous rendrai contente ;
Dorante adopte une stratégie concessive, qui consiste à reconnaître les mensonges pour en proposer une justification ultérieure. La justification demeure toutefois vague, puisque Dorante remet cette explication à “quelque jour”. Le contraste entre ce flou et la promesse de donner une “raison” à “chacune” des interrogations de Clarice place ici Dorante dans une position précaire.
Mais à présent je passe à la plus importante :
J’ai donc feint cet hymen (pourquoi désavouer
Ce qui vous forcera vous-même à me louer ?) ;
Il est donc nécessaire que Dorante apporte au moins un élément de justification. Pour cela, il lui faut reconnaître un mensonge. Il continue à recourir à une anticipation dans une question réthorique qui remplit une double fonction : d’une part elle permet à Dorante de gagner du temps pour élaborer son mensonge, et d’autre part elle annonce l’importance de la raison que s’apprête à donner Dorante à son comportement.
Je l’ai feint, et ma feinte à vos mépris m’expose ;
Mais si de ces détours vous seule étiez la cause ?
Moi ?
Dorante marque à son tour ses qualités rhétoriques en usant d’un [[Polyptote|polyptote]] sur “feint” / “feinte”. Il use de nouveau d’une question rhétorique, plaçant qui plus est “expose” et “cause” à la rime, construisant l’idée que Clarice est la cause ultime des mensonges de Dorante, qui deviendrait alors une paradoxale victime ingénieuse des circonstances. La stichomythie interrogative de Clarice traduit à la fois l’intérêt et l’amusement.
Vous. Écoutez-moi. Ne pouvant consentir…
(CLITON, bas, à Dorante.)
De grâce, dites-moi si vous allez mentir.
DORANTE, bas, à Cliton.) Ah ! je t’arracherai cette langue importune.
Cliton trahit son exaspération en interrompant son maître à un instant qui impose une extrême concentration. Dorante réagit avec colère dans une [[Périphrase|périphrase]] menaçante. Cet aparté revêt une dimension comique, car il laisse également entendre que Cliton aussi est happé par le bagoût de Dorante, et souhaite anticiper ce qui va se produire.
Donc, comme à vous servir j’attache ma fortune,
L’amour que j’ai pour vous ne pouvant consentir
Qu’un père à d’autres lois voulût m’assujettir…
Dorante entame son récit lui servant de justification. Il use de tournures grandiloquentes, déclarant “attacher sa fortune” à Clarice, et exprimant un “amour” qui s’oppose aux désirs de son père. Le ton employé lui permet encore de demeurer vague, car Dorante se contente d’évoquer dans une [[Périphrase|périphrase]] “d’autres lois” pour évoquer un autre projet de mariage.
Il fait pièce nouvelle, écoutons.
Clarice commente une nouvelle fois l’action, au bénéfice de Lucrèce, mais aussi du public complice. Cette complicité est renforcée par la polysémie du terme “pièce”, qui renvoie ici littéralement au récit inventé par Dorante, mais aussi au lexique du théâtre.
Cette adresse
A conservé mon âme à la belle Lucrèce ;
Et par ce mariage au besoin inventé,
J’ai su rompre celui qu’on m’avait apprêté.
Dorante, fier de lui, évoque ses manœuvres avec le terme à connotation positive d’”adresse” ainsi que le verbe “savoir”. Il continue d’user d’un style périphrastique du registre élégiaque. Sa méprise ici est rendue manifeste, car s’il s’adresse à Clarice, il adresse ses vœux d’amour à Lucrèce, toujours trompé par le quiproquo du premier acte.
Blâmez-moi de tomber en des fautes si lourdes,
Appelez-moi grand fourbe et grand donneur de bourdes ;
Ces deux vers, comme les deux suivants, commencent par un verbe à l’impératif adressé à Clarice. L’assonance en “ou” doublée d’une allitération en “r” construit un rythme ternaire. L’ensemble produit l’effet d’une hyperbole et prépare la déclaration.
Mais louez-moi du moins d’aimer si puissamment,
Et joignez à ces noms celui de votre amant.
De nouveau l’on retrouve deux vers commençant par l’impératif, mais qui cette fois appartiennent au registre laudatif. On remarque également de nouveau le [[Polyptote|polyptote]] “aimer”/”amant”, renforcé par l’allitération en “m”. Tout le propos de Dorante porte en lui une dimension éthique : il défend l’idée qu’il commet le mal, mais au service de l’amour qu’il porte à la personne qu’il aime. Ici, l’auteur cherche à la fois à plaire à son public, mais aussi à l’instruire.
Je fais par cet hymen banqueroute à tous autres ;
J’évite tous leurs fers pour mourir dans les vôtres ;
Dorante emploie ici en contrepoint le terme de “banqueroute” qui trahit le personnage puisqu’il relève du vocabulaire de la finance. Dorante use au vers suivant de la métonymie des fers pour désigner le caractère éternel du mariage. Il invite ainsi Clarice à considérer qu’il est prêt à consacrer la fin de son existence à ses côtés.
Et libre pour entrer en des liens si doux,
Je me fais marié pour toute autre que vous.
La fin de cette tirade grandiloquente se construit aussi sur le paradoxe de la liberté dont fait usage Dorante pour la sacrifier à Clarice. Il use de la métaphore des “liens si doux” qui constitue un topos de la relation amoureuse, avant de revenir sans autre transition à la justification de ses mensonges, et aux mariages qu’il inventerait pour se réserver au profit de Clarice. Il y a là un paradoxe : en mentant aux autres, Dorante prouverait sa sincérité à Lucrèce.
Conclusion
Dans cette scène, les deux femmes percent à jour Dorante. Elles se jouent de lui, avec la complicité du public, en le poussant à la caricature de son jeu galant en avouant ses mensonges paradoxaux.