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Corneille - Le menteur, acte V, scène 3

Géronte, Dorante, Cliton

GÉRONTE
Êtes-vous gentilhomme ?

DORANTE
Ah ! rencontre fâcheuse !
Étant sorti de vous, la chose est peu douteuse.

GÉRONTE
Croyez-vous qu’il suffit d’être sorti de moi ?

DORANTE
Avec toute la France aisément je le croi.

GÉRONTE
Et ne savez-vous point avec toute la France
D’où ce titre d’honneur a tiré sa naissance,
Et que la vertu seule a mis en ce haut rang
Ceux qui l’ont jusqu’à moi fait passer dans leur sang ?

DORANTE
J’ignorerais un point que n’ignore personne,
Que la vertu l’acquiert, comme le sang le donne ?

GÉRONTE
Où le sang a manqué, si la vertu l’acquiert,
Où le sang l’a donné, le vice aussi le perd.
Ce qui naît d’un moyen périt par son contraire ;
Tout ce que l’un a fait, l’autre peut le défaire ; Et dans la lâcheté du vice où je te voi,
Tu n’es plus gentilhomme, étant sorti de moi.

DORANTE
Moi ?

GÉRONTE
Laisse-moi parler, toi de qui l’imposture
Souille honteusement ce don de la nature :
Qui se dit gentilhomme, et ment comme tu fais,
Il ment quand il le dit, et ne le fut jamais.
Est-il vice plus bas, est-il tache plus noire,
Plus indigne d’un homme élevé pour la gloire ?
Est-il quelque faiblesse, est-il quelque action
Dont un cœur vraiment noble ait plus d’aversion,
Puisqu’un seul démenti lui porte une infamie
Qu’il ne peut effacer s’il n’expose sa vie,
Et si dedans le sang il ne lave l’affront
Qu’un si honteux outrage imprime sur son front ?

DORANTE
Qui vous dit que je mens ?

GÉRONTE
Qui me le dit, infâme ?
Dis-moi, si tu le peux, dis le nom de ta femme.
Le conte qu’hier au soir tu m’en fis publier…

CLITON, à Dorante
Dites que le sommeil vous l’a fait oublier.

GÉRONTE
Ajoute, ajoute encore avec effronterie
Le nom de ton beau-père et de sa seigneurie ;
Invente à m’éblouir quelques nouveaux détours.

CLITON, à Dorante
Appelez la mémoire ou l’esprit au secours.


Introduction

Pierre Corneille est un dramaturge du 17e siècle. Avant tout connu aujourd’hui pour ses tragédies, il a également composé des comédies comme Le menteur en 1644. La pièce connaîtra le succès et de nombreuses reprises et rééditions. Corneille est un auteur qui innove en effet en s’éloignant du genre comique dominant alors, la farce, dans une forme qui aboutira à la comédie classique chez Molière. Corneille est un auteur du mouvement baroque, qui verra l’émergence du classicisme en littérature. Le menteur constitue un témoin de cette évolution.

L’intrigue de cette comédie galante repose principalement sur un quiproquo : le personnage de Dorante s’éprend pour Clarice qu’il prend pour Lucrèce, et entreprend de la séduire. Mais il est avant tout un menteur compulsif qui s’enferre au fur et à mesure de la pièce.

Dans cet extrait, Géronte vient de comprendre que son fils Dorante lui a menti au sujet de l’épouse qu’il s’est inventée à Poitiers. Furieux, il confronte son fils à son mensonge, dans une scène à la fois comique et morale, où Dorante se trouve en position de faiblesse.

Problématique

On s’attachera à montrer comment dans cette scène comique et agonistique (= de confrontation et de colère), Corneille invite à une réflexion sur la vertu, caractéristique du gentilhomme.

Plan

  1. Dorante attaqué
  2. v. 1518 : Discours sur la vertu de Géronte
  3. v 1531 et suivants : Dorante dépassé

Dorante attaqué

Êtes-vous gentilhomme ?

Géronte ne procède à aucune formalité avant d’entrer en matière par une interrogation totale sans aucun effort de mise en contexte. Il s’agit d’un procédé destiné à déstabiliser Dorante.

Ah ! rencontre fâcheuse !

L’interjection, la phrase nominale exclamative traduisent l’impossibilité pour Dorante de ne prononcer qu’in petto (= en son for intérieur) l’inquiétude qu’il exprime à la vue de son père.

Étant sorti de vous, la chose est peu douteuse.

Dorante se rattrape pourtant très vite en recourant à la flatterie construite sur la [[Litote|litote]] “peu douteuse”.

Croyez-vous qu’il suffit d’être sorti de moi ?

Géronte poursuit sa posture agressive, en assaillant son fils d’une nouvelle question qui trahit son indignation.

Avec toute la France aisément je le croi.

Dorante n’a pas suffisamment perçu le danger dans la question de son père. Il s’enferre ainsi dans la flatterie, allant jusqu’à l’hyperbole de “toute la France”, qui peut également montrer que Dorante se montre narquois à l’égard de son père.

Et ne savez-vous point avec toute la France
D’où ce titre d’honneur a tiré sa naissance,
Et que la vertu seule a mis en ce haut rang
Ceux qui l’ont jusqu’à moi fait passer dans leur sang ?

  • La réplique de Géronte, qui s’étend sur quatre vers, se construit sur une question rhétorique.
  • Le personnage de Géronte se montre assertif, en reprenant à dessein l’hyperbole de son fils de manière ironique.
  • La noblesse de Géronte est désignée par la périphrase “titre d’honneur”. Le champ lexical de la noblesse (“honneur“, “naissance”, “vertu”, “rang”) nourrit également la tirade.
  • Le pronom personnel “ceux” désigne les ancêtres de la lignée de Géronte, qui par leur “seule vertu”, c’est-à-dire leur mérite ont obtenu leur titre.

J’ignorerais un point que n’ignore personne,
Que la vertu l’acquiert, comme le sang le donne ?

  • La construction en [[Chiasme|chiasme]] de la réplique de Dorante traduit sa volonté de se défendre. Il répond également à la question de son père par une autre question.
  • Il évoque à travers la périphrase “le sang le donne” l’héritage du titre de noblesse, invitant à considérer que la vertu s’hérite.

Où le sang a manqué, si la vertu l’acquiert,
Où le sang l’a donné, le vice aussi le perd.

Le couple de vers se construit sur un parallélisme, rythmé avec une rime interne à l’hémistiche. Il permet à Géronte produire une réflexion sur la noblesse. Géronte en fait une propriété de l’âme, qui peut s’hériter mais aussi se perdre.

Ce qui naît d’un moyen périt par son contraire ;
Tout ce que l’un a fait, l’autre peut le défaire ;

Géronte illustre son idée, en détournant la forme de l’expression tirée de l’Évangile de Mathieu (issue d’un texte plus ancien) :

Et voici, l’un de ceux qui étaient avec Jésus étendit la main et tira son épée; il frappa le serviteur du souverain sacrificateur et lui emporta l'oreille. Alors Jésus lui dit : remets ton épée à sa place; car tous ceux qui prendront l'épée périront par l'épée.

Il s’agit au fond d’une conception de la vertu qui se refuse à l’essentialisation : elle est propre à chacun. Cette conception est hérité de l’humanisme.

Et dans la lâcheté du vice où je te voi,
Tu n’es plus gentilhomme, étant sorti de moi.

Géronte achève sa démonstration, conclut sa tirade en l’appliquant à son fils.

Moi ?

Dorante, en reprenant le pronom personnel dans une stichomythie, révèle son incompréhension.

Le discours sur la vertu de Géronte

Ce mouvement se construit sur une tirade de Géronte. La répartition de la parole montre que le rapport de force est défavorable au fils, contraint de subir la colère paternelle.

Laisse-moi parler, toi de qui l’imposture
Souille honteusement ce don de la nature :

  • Il faut relever le lexique de l’immoralité : “imposture”, “souille”, “honteusement”.
  • L’impératif permet de d’inférer le ton impérieux du père, conjugué à l’apostrophe “toi”.
  • La rime riche imposture/nature met en lumière le sentiment de trahison de Géronte à l’égard de son fils.

Qui se dit gentilhomme, et ment comme tu fais,
Il ment quand il le dit, et ne le fut jamais.

La structure en chiasme construite sur la répétition de “ment” dans le couple de vers renforce l’effet de la sentence que produit Géronte, qui alterne entre le présent gnomique et l’apostrophe à Dorante.

Est-il vice plus bas, est-il tache plus noire,
Plus indigne d’un homme élevé pour la gloire ?
Est-il quelque faiblesse, est-il quelque action
Dont un cœur vraiment noble ait plus d’aversion,

  • Il faut noter ici l’anaphore “est-il” présente quatre fois, qui marque l’indignation de Géronte. Chaque occurrence constitue un hémistiche entier.
  • Le “vice plus bas”, la “tache plus noire”, “plus indigne” sont autant de superlatifs permettant de construire des hyperboles.
  • Ces procédés produisent le contraste entre la déchéance morale décrite par Géronte et la destinée attendue d’un jeune gentilhomme “élevé pour la gloire”. On peut remarquer à cet égard l’opposition noire/gloire à la rime.
  • Le “cœur” est la métonymie de l’âme du gentilhomme. L’adjectif qualificatif “vraiment” évoque par contraste le doute à l’égard de la vertu de Dorante.

Puisqu’un seul démenti lui porte une infamie
Qu’il ne peut effacer s’il n’expose sa vie,
Et si dedans le sang il ne lave l’affront
Qu’un si honteux outrage imprime sur son front ?

  • Géronte donne une leçon de noblesse à son fils dans un vers comprenant une rime interne démenti/infamie.
  • Le mensonge, s’il est découvert, cause le déshonneur. Le seul moyen de l’éviter est de risquer sa vie, par exemple à l’occasion d’un duel.
  • Le front constitue la métonymie du déshonneur de Dorante.
  • La longue question rhétorique a pour objet de faire saisir à Dorante la gravité de son geste et ses conséquences.

Qui vous dit que je mens ?

Dorante répond par une autre question. Il semble imperméable à la critique paternelle en mentant de nouveau avec aplomb.

Dorante dépassé

Qui me le dit, infâme ?
Dis-moi, si tu le peux, dis le nom de ta femme.
Le conte qu’hier au soir tu m’en fis publier…

  • La réponse de Dorante rend fou de rage son père. Il reformule l’interrogation de son fils en lui adjoignant une insulte : “infâme”. Il faut noter également que l’étymologie du terme renvoie à la réputation et à l’honneur dont Dorante est dépourvu d’après Géronte.
  • Géronte éructe, comme l’atteste la répétition de “dis”, qui marque un style très oralisé d’un personnage reprenant son souffle. L’impératif présent montre de nouveau le ton de commandement de Géronte, et l’expression “si tu le peux” évoque le défi qui est lancé.
  • Le mensonge de Dorante est qualifié ironiquement de “conte” par son père, marquant ainsi son sentiment de trahison.
  • Les points de suspension montrent que le personnage poursuit sa tirade tandis que Cliton produit son aparté.

Dites que le sommeil vous l’a fait oublier.

Cliton s’efforce de conseiller son maître. Mais l’excuse qu’il trouve porte une dimension comique par sa faiblesse.

Ajoute, ajoute encore avec effronterie
Le nom de ton beau-père et de sa seigneurie ;
Invente à m’éblouir quelques nouveaux détours.

  • Géronte reprend de plus belle en montrant qu’il n’est plus dupe du lignage que lui a vanté son fils.
  • Toujours dans un style oral évoquant sa colère, on remarque la répétition du verbe “ajoute”.
  • La métaphore “éblouir” évoque la fausseté des mensonges de Dorante, comme dans une invitation ironique de Géronte à continuer de mentir.

Appelez la mémoire ou l’esprit au secours.

Dans cette réplique, Cliton presse Dorante de trouver la répartie qui lui manque. On déduit de cette réponse que Dorante est abasourdi par la charge violente de son père. Il ne trouve quoi répondre. Cliton, de manière peu pertinente, lui suggère de reprendre ses moyens comme un complice dont le sort est lié au criminel qu’il accompagne.

Conclusion

Dans cette scène proche du dénouement, Géronte renvoie Dorante à son indignité. Cette scène marque le caractère aristocratique de la comédie de Corneille, puisqu’il y est question de ce qui fonde la noblesse. Géronte défend l’idée humaniste de vertu, qui n’est pas strictement héréditaire.