Cliton – La Bruyère, Les caractères
122 (V) Cliton n’a jamais eu en toute sa vie que deux affaires, qui est de dîner le matin et de souper le soir : il ne semble né que pour la digestion. Il n’a de même qu’un entretien : il dit les entrées qui ont été servies au dernier repas où il s’est trouvé ; il dit combien il y a eu de potages, et quels potages ; il place ensuite le rôt et les entremets, il se souvient exactement de quels plats on a relevé le premier service ; il n’oublie pas les hors-d’œuvre, le fruit et les assiettes ; il nomme tous les vins et toutes les liqueurs dont il a bu, il possède le langage des cuisines autant qu’il peut s’étendre, et il me fait envie de manger à une bonne table où il ne soit point ; il a surtout un palais sûr, qui ne prend point le change, et il ne s’est jamais vu exposé à l’horrible inconvénient de manger un mauvais ragoût ou de boire d’un vin médiocre : c’est un personnage illustre dans son genre, et qui a porté le talent de se bien nourrir jusques où il pouvait aller ; on ne reverra plus un homme qui mange tant et qui mange si bien : aussi est-il l’arbitre des bons morceaux, et il n’est guère permis d’avoir du goût pour ce qu’il désapprouve. Mais il n’est plus, il s’est fait du moins porter à table jusqu’au dernier soupir : il donnait à manger le jour qu’il est mort ; quelque part où il soit il mange, et, s’il revient au monde, c’est pour manger.
— La Bruyère, Les Caractères, Livre XI, huitième édition, 1694.
Introduction
La Bruyère est un écrivain qui vécut l’essentiel de sa vie sous le règne de Louis XIV. Partisan des Anciens dans la querelle littéraire et politique qui les oppose aux Modernes, il choisit dans l’unique œuvre publiée de son vivant de traduire d’abord une œuvre de l’auteur grec du IVe siècle avant J.-C. Théophraste, Les caractères, et d’ajouter ses propres remarques. Moraliste et attaché à la cour du Condé, il se fait le témoin de son époque, et ajoute le titre Les mœurs de ce siècle à son œuvre. Cette dernière se compose de nombreux fragments, portraits, courts récits, observations morales, qui visent à proposer une observation de la nature humaine. Personne n’est épargné par sa plume, en particulier les courtisans qui ne vivent que de la générosité des princes et ne se rappellent à leur existence que par le paraître.
Dans l’extrait étudié, La Bruyère met en scène dans une éthopée (un portrait moral) un glouton, dont l’unique préoccupation consiste à s’empiffrer.
Problématique
On montrera comment La Bruyère met en scène le vice de la gloutonnerie acceptée dans la société de cour.
Plan
- Une parodie de savoir encyclopédique : « Cliton » → « point »
- Un anti-modèle : « il a surtout » → « désapprouve »
- Un être incapable d’élévation
I – Une parodie de savoir encyclopédique
Cliton n’a jamais eu en toute sa vie que deux affaires,
- Négation restrictive « n’a jamais que ». Il faut ici entendre le terme « affaires » comme « sujet de préoccupation, d’intérêt ».
- « toute sa vie » : formule hyperbolique, qui manifeste le savoir omniscient du narrateur, autant que l’idée que le personnage de Cliton est particulièrement simple, puisque l’on peut embrasser son existence en la résumant en deux points.
- Cette proposition initiale est une référence cataphorique (du grec κατά, « vers le bas »), qui annonce la suite de la phrase et permet de produire un effet d’annonce au lecteur.
qui est de dîner le matin et de souper le soir : il ne semble né que pour la digestion.
- Ici La Bruyère produit un trait d’esprit. En utilisant le verbe être conjugué au singulier, il réduit les « deux affaires », à une seule : manger, exprimée selon deux modalités : « dîner » et « souper ».
- Négation restrictive qui réduit le personnage à sa seule propriété d’absorption des aliments.
- Le portrait brossé en une proposition du personnage le réduit à sa propension à manger : c’est une caricature.
Il n’a de même qu’un entretien :
- Entretien signifie conversation. En d’autres termes, Cliton n’a d’autre sujet que…
- À noter de nouveau l’emploi d’une négation restrictive.
il dit les entrées qui ont été servies au dernier repas où il s’est trouvé ;
- Une longue phrase s’étend de propositions juxtaposées. La Bruyère choisit délibérément le point-virgule pour produire cette accumulation.
- La qualité de la conversation de Cliton est inversement proportionnelle à la quantité de paroles qu’il prononce.
- L’accumulation commence avec cette proposition, qui commence la description du menu.
il dit combien il y a eu de potages, et quels potages ;
Le narrateur parodie la façon qu’on aurait d’évoquer un élève sachant bien sa leçon, le suggérant par la répétition une seconde fois du verbe dire et du substantif « potages », comme si Cliton faisait assaut de précision.
il place ensuite le rôt et les entremets, il se souvient exactement de quels plats on a relevé le premier service ; il n’oublie pas les hors-d’œuvre, le fruit et les assiettes ; il nomme tous les vins et toutes les liqueurs dont il a bu,
Le champ lexical des connaissances regroupe l’ensemble des verbes de l’accumulation qui permet au narrateur de mettre en scène Cliton racontant son dîner précédent. Le registre ironique est d’autant plus perceptible que le narrateur emploi des adverbes à connotation hyperbolique : « exactement », « tous ».
il possède le langage des cuisines autant qu’il peut s’étendre,
Le narrateur ironise sur le vocabulaire de Cliton. La Bruyère insiste sur le vaste lexique culinaire de Cliton dans l’hyperbole « autant qu’il peut s’étendre », pour mieux indiquer allusivement que ses connaissances se bornent là.
et il me fait envie de manger à une bonne table où il ne soit point ;
De nouveau un sarcasme sous la forme d’un trait d’esprit. Le narrateur indique que le récit perpétuel des bons plats est de nature à donner faim, mais que la compagnie à table d’un individu préoccupé uniquement de converser sur la nourriture ruine le repas.
II – Un anti-modèle
il a surtout un palais sûr, qui ne prend point le change,
- La Bruyère semble vouloir préciser son portrait du personnage de Cliton, en employant une épanorthose (du grec ἐπανόρθωσις / epanorthosis « redresser, correction ». On retrouve la racine « orthos »). C'est une figure de style qui consiste à corriger une affirmation trop faible en la rendant plus frappante immédiatement. Une correction ajoute éventuellement une précision.
- Ici la correction se repère avec l’adverbe « surtout », et la proposition subordonnée « qui ne prend point le change », qui relève presque d’un vocabulaire familier : on pourrait la transcrire par « auquel on ne la fait pas ».
- La métonymie du « palais » désigne son goût, mais limité à la nourriture. Cliton est dépeint comme un benêt.
et il ne s’est jamais vu exposé à l’horrible inconvénient de manger un mauvais ragoût ou de boire d’un vin médiocre :
Encore une fois, l’hyperbole oxymorique « horrible inconvénient » invite à la moquerie dans une forme de complicité ironique entre lecteur⋅ice. Qui plus est, chacun⋅e alors sait que le peuple est exposé à la faim. La Bruyère rappelle ici à quel point il est aisé d’oublier la condition des plus humbles.
c’est un personnage illustre dans son genre, et qui a porté le talent de se bien nourrir jusques où il pouvait aller ;
De nouveau fois le narrateur reprend une formule superlative : il fait de Cliton un archétype du glouton.
on ne reverra plus un homme qui mange tant et qui mange si bien :
La Bruyère parodie le registre de l’éloge panégyrique, à la fois par l’usage du regret exprimé au futur simple de l’indicatif et aux superlatifs placés dans un parallélisme.
aussi est-il l’arbitre des bons morceaux, et il n’est guère permis d’avoir du goût pour ce qu’il désapprouve.
La Bruyère parodie Tacite, et fait de Cliton un anti-Pétrone.
Je reprendrai d’un peu plus haut ce qui regarde Pétrone. Il consacrait le jour au sommeil, la nuit aux devoirs et aux agréments de la vie. Si d’autres vont à la renommée par le travail, il y alla par la mollesse. Et il n’avait pas la réputation d’un homme abîmé dans la débauche, comme la plupart des dissipateurs, mais celle d’un voluptueux qui se connaît en plaisirs. L’insouciance même et l’abandon qui paraissait dans ses actions et dans ses paroles leur donnait un air de simplicité d’où elles tiraient une grâce nouvelle. On le vit cependant, proconsul en Bithynie et ensuite consul, faire preuve de vigueur et de capacité. Puis retourné aux vices, ou à l’imitation calculée des vices, il fut admis à la cour parmi les favoris de prédilection. Là, il était l’arbitre du bon goût (elegantiae arbiter) : rien d’agréable, rien de délicat, pour un prince embarrassé du choix, que ce qui lui était recommandé par le suffrage de Pétrone.
– Tacite, Annales, livre XVI, 18
III – Un être incapable d’élévation
Mais il n’est plus,
Le narrateur provoque une chute brutale, annonçant le décès du personnage. Son éloge était un éloge funèbre.
il s’est fait du moins porter à table jusqu’au dernier soupir :
La caricature est poussée jusqu’au grotesque : Cliton est à ce point absorbé par son vice qu’à l’instant de mourir, il était encore à table.
il donnait à manger le jour qu’il est mort ;
La concordance des temps imparfait/passé composé indique que Cliton est interrompu par son décès lors de son dernier repas.
quelque part où il soit il mange, et, s’il revient au monde, c’est pour manger.
- La conclusion du fragment possède elle aussi une visée comique.
- Le présent gnomique permet de dessiner un Cliton incapable de réprimer son désir de nourriture.
- La proposition subordonnée de condition permet de ridiculiser une dernière fois le personnage, qui ne « revient au monde » que pour manger.
Conclusion
La Bruyère donne ici un exemple du talent qu’il déploie en brossant le portrait d’un homme possédé par son vice. Le comique de l’éthopée est une invitation à l’introspection du lecteur : est-ce son miroir que La Bruyère tend à son ou sa lectrice ?