Irène - La Bruyère, les Caractères
Irène se transporte à grands frais en Épidaure, voit Esculape dans son temple, et le consulte sur tous ses maux. D’abord elle se plaint qu'elle est lasse et recrue de fatigue ; et le dieu prononce que cela lui arrive par la longueur du chemin qu'elle vient de faire. Elle dit qu'elle est le soir sans appétit ; l’oracle lui ordonne de dîner peu : elle ajoute qu’elle est sujette à des insomnies, et il lui prescrit de n’être au lit que pendant la nuit : elle lui demande pourquoi elle devient pesante, et quel remède ; l’oracle répond qu'elle doit se lever avant midi, et quelquefois se servir de ses jambes pour marcher : elle lui déclare que le vin lui est nuisible ; l’oracle lui dit de boire de l'eau ; qu’elle a des indigestions, et il ajoute qu'elle fasse diète.
« Ma vue s'affaiblit, dit Irène. – Prenez des lunettes, dit Esculape.
Je m'affaiblis moi-même, continue-t-elle, et je ne suis ni si forte ni si saine que j'ai été.
– Mais que moyen de guérir de cette langueur ?
– Le plus court, Irène, c'est de mourir, comme ont fait votre mère et votre aïeule.
– Fils d'Apollon, s'écrie Irène, quel conseil me donnez-vous ? Est-ce là toute cette science que les hommes publient, et qui vous fait révérer de toute la terre ? Que m'apprenez-vous de rare et de mystérieux ? et ne savais-je pas tous ces remèdes que vous m'enseignez ?
– Que n'en usiez-vous donc, répond le dieu, sans venir me chercher de si loin, et abréger vos jours par un long voyage ? »
Explication
Introduction
La Bruyère est un écrivain qui vécut l'essentiel de sa vie sous le règne de Louis XIV. Partisan des Anciens dans la querelle littéraire et politique qui les oppose aux Modernes, il choisit dans l'unique œuvre publiée de son vivant de traduire d'abord une œuvre de l'auteur grec du IVe siècle avant J.-C. Théophraste, Les caractères, et d'ajouter ses propres remarques. Moraliste et attaché à la cour du Condé, il se fait le témoin de son époque, et ajoute le titre Les mœurs de ce siècle à son œuvre. Cette dernière se compose de nombreux fragments, portraits, courts récits, observations morales, qui visent à proposer une observation de la nature humaine.
Dans l'extrait étudié, La Bruyère construit son texte à la manière d'une fable, dont il reprend tous les codes :
- un voyage futile entrepris pour guérir, car il épuise la voyageuse
- un dialogue faussement naïf
- une chute en forme de morale.
Il s'agit pour La Bruyère non seulement de produire une satire de l'absence d'acceptation de la vieillesse chez ses contemporains, mais aussi de proposer une réflexion sur l'approche de la mort et la vie comme voyage.
Problématique
On se demandera donc comment dans cette fable La Bruyère représente le motif du cheminement de vie, le motif traditionnel de l'homo viator.
Plan
- L'arrivée comique de la patiente → « ses maux ».
- Une vie déréglée → « qu'elle fasse diète ».
- Une sagesse à retrouver
I – L'arrivée comique de la patiente
Irène se transporte à grands frais en Épidaure,
- Usage du présent de narration
- Le prénom Irène est en soi déjà un clin d'œil ironique : en grec, εἰρήνη signifie la « paix ». Or ce personnage est en proie aux pires ennuis.
- Irène se transporte à grands frais : il s'agit donc d'un personnage appartenant à une catégorie sociale en mesure de se déplacer sur de longues distances. Le parallèle avec un personnage de la Cour est ici évident.
- Épidaure, sanctuaire du dieu Esculape (ou Asclépios) est un lieu situé dans la lointaine antiquité, qui permet à La Bruyère de situer son récit dans une époque indéterminée.
- Il est à noter que le texte commence par un trajet.
voit Esculape dans son temple, et le consulte sur tous ses maux.
- L'usage du présent de narration et l'essentiel de l'action conduit à achever la présentation de l'intrigue en une seule phrase de trois propositions. Les trois actions se succèdent. Il s'agit de poser le décor rapidement.
- L'aspect irréel de la scène est renforcé par la rencontre entre le personnage d'Irène et un dieu.
- Le comique de situation est bel et bien présent dès l'incipit du fragment. En effet, la préoccupation d'Irène qui rencontre le dieu, et d'ailleurs la motivation du voyage, est la consultation sur « tous ses maux ». Les nombreux maux, indiqués par le déterminant « tous » réduit paradoxalement la gravité relative de chacune des souffrances du personnage.
II – Une vie déréglée
Ce mouvement se construit tout entier sur des plaintes exprimées par Irène, auxquelles répond le dieu dans la seconde proposition coordonnée ou juxtaposée de la phrase. Le schéma se construit de manière systématique et symétrique autour d'un verbe introducteur suivi d'une subordonnée complétive.
D'abord elle se plaint qu'elle est lasse et recrue de fatigue ; et le dieu prononce que cela lui arrive par la longueur du chemin qu'elle vient de faire.
- Le connecteur « d'abord » laisse entendre que les plaintes d'Irène seront nombreuses. Il prépare une accumulation.
- Irène se plaint de fatigue. Le dieu lui renvoie avec bon sens la cause de la fatigue : « la longueur du chemin ».
- Le passé proche « vient de faire » met en valeur l'absence de repos d'Irène.
- Le chemin est aussi ici la métaphore de la vieillesse.
Elle dit qu'elle est le soir sans appétit ; l'oracle lui ordonne de dîner peu :
Attention, le sens et l'acception du terme « dîner » ont changé en français standard. Au XVIIe siècle, le verbe désigne le repas du midi. Le dieu (ou plus précisément, le dieu qui s'exprime par la bouche de l'oracle) indique donc ce simple conseil à Irène : il faut moins manger à midi pour avoir de l'appétit le soir.
elle ajoute qu'elle est sujette à des insomnies, et il lui prescrit de n'être au lit que pendant la nuit :
De nouveau, Irène présente les symptômes d'une vie déréglée. Alors que l'insomnie pourrait être le signe d'une douleur, le dieu postule qu'il suffit de mener une vie davantage rythmée autour du cycle circadien. L'absence de protestation laisse penser qu'Irène se couche bien tard et se lève trop tard également.
elle lui demande pourquoi elle devient pesante, et quel remède ; l'oracle répond qu'elle doit se lever avant midi, et quelquefois se servir de ses jambes pour marcher :
Alors qu'Irène demande une explication à la cause de sa faiblesse, le dieu répond en suggérant d'abord de mener une vie plus saine, en se levant « avant midi », puis profère une remarque ironique. En invitant Irène à user « parfois » de ses jambes, il indique en creux qu'elle ne marche jamais. Là encore, La Bruyère glisse implicitement que ce personnage qui ne marche guère est de haute extraction : toujours en chaise à porteurs ou bien en voiture à cheval.
elle lui déclare que le vin lui est nuisible ; l'oracle lui dit de boire de l'eau ;
Une fois encore le dieu invite Irène à changer de mode de vie, lui suggérant de réduire sa consommation d'alcool.
qu'elle a des indigestions, et il ajoute qu'elle fasse diète.
Irène mène une vie d'aristocrate : elle consomme également trop de nourriture, ce qui lui porte préjudice. Le dieu médecin lui suggère donc de laisser reposer son système digestif.
Au cours de ce mouvement entièrement tourné au discours indirect, le médecin se trouve dépourvu du besoin de proposer des remèdes à sa patiente. À la différence des médecins de Molière qui imposent des remèdes souvent pires que le mal, l'oracle se contente de donner des conseils qui permettront à la patiente d'améliorer son mode de vie.
Qui plus est, la gradation descendante des verbes introducteurs employés pour les réponses (prononce, ordonne, prescrit, répond, dit, ajoute) invite le lecteur à anticiper le changement de sujet de la conversation.
III – Une sagesse à retrouver
Le troisième mouvement se présente au discours direct. Le procédé plonge le lecteur dans le vif débat qui succède à la consultation, et rend d'autant plus comique la chute.
« Ma vue s'affaiblit, dit Irène. – Prenez des lunettes, dit Esculape.
Irène poursuit la consultation. C'est la première occurrence du verbe « affaiblir », qui met l'accent sur le déclin physique. Le médecin recommande non pas une cure, mais une prothèse. Le parallélisme se construit également sur le même nombre de syllabes.
– Je m'affaiblis moi-même, continue-t-elle, et je ne suis ni si forte ni si saine que j'ai été.
Irène produit un constat lucide à travers le réemploi du verbe pronominal « s'affaiblir », cette fois conjugué à la première personne du singulier. La négation juxtaposée « ni... ni » vient renforcer le regret conclusif du personnage.
– C'est, dit le dieu, que vous vieillissez.
La réponse du dieu est décevante. Tirant une conclusion de l'ensemble des informations que le communique Irène, il arrive à la conclusion qu'aucune cure n'est possible. Cette évidence produit déjà un premier effet comique.
– Mais que moyen de guérir de cette langueur ?
– Le plus court, Irène, c'est de mourir, comme ont fait votre mère et votre aïeule.
Ne se rendant pas à l'évidence, Irène exige un remède. Mais le dieu coupe « court », en suggérant à Irène d'imiter ses ancêtres et de se résoudre à mourir. L'absence complète de compassion du dieu et la mort présentée comme un remède universel à la maladie et la vieillesse est absurde, et produit également le comique.
– Fils d'Apollon, s'écrie Irène, quel conseil me donnez-vous ? Est-ce là toute cette science que les hommes publient, et qui vous fait révérer de toute la terre ? Que m'apprenez-vous de rare et de mystérieux ? et ne savais-je pas tous ces remèdes que vous m'enseignez ?
Irène se lance dans une tirade désespérée, qui commence par l'apostrophe périphrastique « fils d'Apollon ». Cinq questions rhétoriques successives sont destinées à interpeler Esculape. Il faut remarquer également l'hyperbole « révérer de toute la terre », flatteuse, qui met en lumière le fossé entre la réputation du dieu des médecins et la pauvreté de la solution préconisée.
– Que n'en usiez-vous donc, répond le dieu, sans venir me chercher de si loin, et abréger vos jours par un long voyage ? »
La réponse du médecin sous forme de question rhétorique provoque la chute. Il renvoie Irène à son inconséquence par une réponse sous forme de question rhétorique.
Le terme de « voyage » conclut le récit et l'enchâsse avec le début « transporte ». Le voyage devient une métaphore de la conduite d'une vie. C'est un thème chrétien, celui du pèlerin, de l'homo viator, qui rejoint une thématique ancienne : celle du parcours initiatique.
Conclusion
La Bruyère situe par commodité sa satire dans une antiquité lointaine, mais il évoque bien les excès et l'inconséquence de l'aristocratie de son époque. Mais plus que cela, le thème du voyage invite à la méditation sur soi-même dans l'acceptation de la mort comme fin d'un voyage.