CLITON.
Il est mort ! Quoi ? Monsieur, vous m’en donnez aussi,
À moi, de votre cœur l’unique secrétaire,
À moi, de vos secrets le grand dépositaire !
Avec ces qualités j’avais lieu d’espérer
Qu’assez malaisément je pourrais m’en parer.
DORANTE.
Quoi ! mon combat te semble un conte imaginaire ?
CLITON.
Je croirai tout, Monsieur, pour ne vous pas déplaire ;
Mais vous en contez tant, à toute heure, en tous lieux,
Qu’il faut bien de l’esprit, avec vous, et bons yeux.
Maure, juif ou chrétien, vous n’épargnez personne.
DORANTE.
Alcippe te surprend, sa guérison t’étonne !
L’état où je le mis était fort périlleux ;
Mais il est à présent des secrets merveilleux :
Ne t’a-t-on point parlé d’une source de vie
Que nomment nos guerriers poudre de sympathie ?
On en voit tous les jours des effets étonnants.
CLITON.
Encor ne sont-ils pas du tout si surprenants ;
Et je n’ai point appris qu’elle eût tant d’efficace,
Qu’un homme que pour mort on laisse sur la place,
Qu’on a de deux grands coups percé de part en part,
Soit dès le lendemain si frais et si gaillard.
DORANTE.
La poudre que tu dis n’est que de la commune,
On n’en fait plus de cas ; mais, Cliton, j’en sais une
Qui rappelle sitôt des portes du trépas,
Qu’en moins d’un tournemain on s’en souvient pas ;
Quiconque la sait faire a de grands avantages.
CLITON.
Donnez-m’en le secret, et je vous sers sans gages.
DORANTE.
Je te le donnerais, et tu serais heureux ;
Mais le secret consiste en quelques mots hébreux,
Qui tous à prononcer sont si fort difficiles,
Que ce seraient pour toi des trésors inutiles.
CLITON.
Vous savez donc l’hébreu ?
DORANTE.
L’hébreu ? parfaitement :
J’ai dix langues, Cliton, à mon commandement.
CLITON.
Vous auriez bien besoin de dix des mieux nourries,
Pour fournir tour à tour à tant de menteries ;
Vous les hachez menu comme chair à pâtés.
Vous avez tout le corps bien plein de vérités,
Il n’en sort jamais une.
DORANTE.
Ah ! cervelle ignorante !
Mais mon père survient.
Introduction
Pierre Corneille est un dramaturge du 17e siècle. Avant tout connu aujourd’hui pour ses tragédies, il a également composé des comédies comme Le menteur en 1644. La pièce connaîtra le succès et de nombreuses reprises et rééditions. Corneille est un auteur qui innove en effet en s’éloignant du genre comique dominant alors, la farce, dans une forme qui aboutira à la comédie classique chez Molière. Corneille est un auteur du mouvement baroque, qui verra l’émergence du classicisme en littérature. Le menteur constitue un témoin de cette évolution.
L’intrigue de cette comédie galante repose principalement sur un quiproquo : le personnage de Dorante s’éprend pour Clarice qu’il prend pour Lucrèce, et entreprend de la séduire. Mais il est avant tout un menteur compulsif qui s’enferre au fur et à mesure de la pièce.
Dorante s’est vanté auprès de son valet Cliton d’avoir tué Alcippe en duel dans la première scène de l’acte. À la scène suivante, Alcippe se présente pourtant en chair et en os : Cliton confronte alors son maître, qui se voit réduit à inventer de nouveaux mensonges pour garder la face.
Problématique
Comment dans cet extrait Corneille expose-t-il dans une scène au triple mensonge aussi bien la disposition au mensonge de Dorante que la crédulité sociale ?
Plan
- La protestation de Cliton, le mensonge sur la mort jusqu’à “n’épargnez personne”
- La poudre de sympathie // mensonge sur le remède jusqu’à “Je te le donnerais”
- Connaissances linguistiques // Le mensonge sur la l’hébreu
La protestation de Cliton et le mensonge sur la mort
CLITON.
Il est mort ! Quoi ? Monsieur, vous m’en donnez aussi,
- La ponctuation marque d’emblée l’indignation de Cliton.
- “en donner” est une expression qui repose sur le sens allusif du pronom “en” employé de façon cataphorique. Dorante “donne” aussi du mensonge à Cliton, qui s’en trouve blessé.
À moi, de votre cœur l’unique secrétaire,
À moi, de vos secrets le grand dépositaire !
- Le parallélisme structuré autour du champ sémantique de la confidence prend une valeur hyperbolique, qui produit un effet comique sur le spectateur.
- Le polyptote secret/secrétaire renforce l’hyperbole.
Avec ces qualités j’avais lieu d’espérer
Qu’assez malaisément je pourrais m’en parer.
- Le pronom “en” est structuré sur la même référence que dans le premier vers.
DORANTE.
Quoi ! mon combat te semble un conte imaginaire ?
De nouveau, la multiplication des ponctuations fortes marque les outrances du personnage ainsi que son pléonasme.
CLITON.
Je croirai tout, Monsieur, pour ne vous pas déplaire ;
- Ici Cliton, avec son hyperbole, transforme une flatterie en un reproche : la différence de statut social entre les deux personnages qui oblige Cliton à accepter les mensonges de son maître.
Mais vous en contez tant, à toute heure, en tous lieux,
- La tirade se poursuit dans une hyperbole. Cliton use de trois compléments circonstanciels dans un rythme ternaire et une allitération en “t” :
- “tant” pour la quantité ;
- “à toute heure” pour le temps et la fréquence ;
- “en tous lieux” pour le lieu.
- Le verbe “conter” fait quant à lui écho au “conte imaginaire” employé par Dorante, renvoyant au maître le langage qu’il utilise.
Qu’il faut bien de l’esprit, avec vous, et bons yeux.
Proposition subordonnée circonstancielle de conséquence. La conséquence de la quantité de mensonges proférés par Dorante est le besoin de ”bien de l’esprit” et de “bons yeux”, implicitement pour parvenir à en démêler l’écheveau.
Maure, juif ou chrétien, vous n’épargnez personne.
- Les six premières syllabes (attention à la diérèse au mot “juif”) servent à désigner avec un rythme ternaire l’ensemble du genre humain par périphrase ;
- le second hémistiche, sorte de métaphore guerrière, permet à Cliton de reprocher à son maître de mentir à tout le monde, sans exception.
Le remède miraculeux
DORANTE.
Alcippe te surprend, sa guérison t’étonne !
L’état où je le mis était fort périlleux ;
- Bien loin de se démonter, Dorante insiste sur le fait douteux pour ne pas être pris en défaut. Le spectateur est tenu en haleine : quel nouveau mensonge Dorante peut-il inventer à brûle-pourpoint ?
- Ce faisant, Dorante se conforme à l’archétype du matamore (le terme apparaît au dix-septième siècle dans la langue française) : faux brave et vrai vantard. Il s’agit, tout au long de la scène, d’un comique de caractère qui s’ajoute à celui du mensonge.
Mais il est à présent des secrets merveilleux :
Ne t’a-t-on point parlé d’une source de vie
Que nomment nos guerriers poudre de sympathie ?
On en voit tous les jours des effets étonnants.
Créée en 1642, la pièce est le témoin de l’état des connaissances scientifiques de l’époque. Corneille y relaie la doctrine alors en vigueur au sujet de la poudre de sympathie. Il s‘agit de guérir une blessure causée par une arme blanche au moyen d’une poudre, dont la composition pouvait varier, déposée sur la lame qui avait provoquée la blessure.
La physique et la chimie n’en sont alors qu’à leurs balbutiements, et commencent à peine à diverger de la philosophie. Ce n’est pas l’efficacité du remède qui cause la controverse, mais la façon dont elle agirait1.
Dorante use donc d’un remède qui est à la pointe de la nouveauté2, promesse de guérison miraculeuse : un secret “merveilleux” qui rend légitime l’usage de la métaphore de la “source de vie”, dans une hyperbole qui confine à l’adynaton.
CLITON.
Encor ne sont-ils pas du tout si surprenants ;
Et je n’ai point appris qu’elle eût tant d’efficace,
Qu’un homme que pour mort on laisse sur la place,
Qu’on a de deux grands coups percé de part en part,
Soit dès le lendemain si frais et si gaillard.
- Cliton relativise la portée du remède. En homme prudent, il rapporte ce qu’il sait de la poudre de sympathie au récit de Dorante qui prétend avoir tué Alcippe, tandis qu’à la scène précédente ce dernier est apparu sans sembler gêné par la moindre blessure.
- Cliton renvoie ainsi à Dorante son adynaton, mais accepte toutefois de rentrer dans son jeu.
DORANTE.
La poudre que tu dis n’est que de la commune,
On n’en fait plus de cas ; mais, Cliton, j’en sais une
- Dorante use d’une technique de bonimenteur ou de charlatan.
- L’opposition à la rime “commune/une” permet de singulariser le produit miracle qu’annonce Dorante.
- Le pronom cataphorique “une” permet également de produire cet effet d’attente.
Qui rappelle sitôt des portes du trépas, Qu’en moins d’un tournemain on s’en souvient pas ;
- la métaphore de la mort, d’un niveau de langue particulièrement soutenu, est articulée dans une nouvelle proposition subordonnée circonstancielle de conséquence avec le “tournemain” d’un niveau de langue familier ainsi que l’absence du verbe de négation.
Quiconque la sait faire a de grands avantages.
- Dorante conclut sa réplique par une formule mystérieuse et hyperbolique, de l’ordre de la magie.
CLITON.
Donnez-m’en le secret, et je vous sers sans gages.
Cliton se montre réservé. Il demande à être le témoin des effets produits par cet objet miraculeux, car il ne croit pas à son effet sur la foi d’un seul discours. Mettant en jeu son salaire, il se comporte alors en anti-Dorante.
Le mensonge sur l’hébreu
DORANTE.
Je te le donnerais, et tu serais heureux ;
- Dorante se dérobe de nouveau en utilisant le mode conditionnel propre à l’expression de l’hypothèse et de l’irréel.
Mais le secret consiste en quelques mots hébreux,
Qui tous à prononcer sont si fort difficiles,
Que ce seraient pour toi des trésors inutiles.
- La conjonction de coordination “mais” marque la fin de l’hypothèse idéale. Il est à présent temps pour Dorante de se hisser au-dessus de son serviteur par un nouveau mensonge.
- La périphrase vague “quelques mots hébreux” désigne une formule magique, car sinon il suffirait de la traduire.
- Jouant sur l’ignorance de Cliton, Dorante insiste dans une proposition subordonnée relative sur la difficulté de prononcer. Le terme “difficiles”, placé à la rime résonne avec “inutiles” : Dorante parie sur la paresse de Cliton dans un oxymore des “trésors inutiles”.
CLITON.
Vous savez donc l’hébreu ?
DORANTE.
L’hébreu ? parfaitement :
J’ai dix langues, Cliton, à mon commandement.
- Un jeu de question/réponse, le vers étant séparé en deux hémistiches prononcés par les deux personnages différents.
- L’outrance de Dorante est de nouveau rendue manifeste par le lexique (“parfaitement”), ainsi que par l’hyperbole des “dix langues”, et enfin la métaphore militaire du “commandement”.
CLITON.
Vous auriez bien besoin de dix des mieux nourries,
Pour fournir tour à tour à tant de menteries ;
Vous les hachez menu comme chair à pâtés.
- Allitération en “r”.
- La métaphore alimentaire filée permet à Cliton moquer son maître. Elle est construite sur :
- le double-sens de “nourries”, en particulier son sens second ;
- le lexique de la boucherie (“hachez”, “chaire à pâtés”).
Vous avez tout le corps bien plein de vérités,
Il n’en sort jamais une.
- La seconde partie de la réplique est plus dure encore, car elle exprime le jugement moral que porte Cliton dans la fin de la métaphore filée portant sur la nourriture.
- L’hémistiche final est cinglant, reposant sur l’antithèse “bien plein” / “jamais”.
DORANTE.
Ah ! cervelle ignorante !
Mais mon père survient.
- L’interruption après l’insulte en forme de synecdoque a une double fonction :
- elle dispense Dorante de se justifier. Le prétexte de l’arrivée paternelle est une utile diversion.
- Elle a une fonction diégétique. L’intrigue progresse à la faveur de cette déclaration qui permet d’annoncer l’arrivée d’un nouveau personnage et le changement de scène.
Conclusion
Dans cette scène, Corneille donne à voir sous un jour comique (de caractère, de situation et de mots) l’arrogance des puissants, qui se pensent préserver de devoir dire la vérité du simple fait de leur position sociale. Il s’agit aussi de montrer que chacun a intérêt à préserver le mensonge (“Je croirai tout”, déclare ainsi Cliton à son maître).