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L’alchimiste

Notre art s’apprend en deux manières, c’est à savoir par enseignement d’un maistre, bouche à bouche, et non autrement, ou par inspiration et révélation divines ; ou bien par livres lesquelx sont moult obscurs et embrouillez ; et pour en iceux trouver accordance et vérité moult convient estre subtil, patient, studieux et vigilant.

La Clef des secrets de filosofie, Pierre Vicot.

Rien encore ! – Et vainement ai-je feuilleté pendant trois jours et trois nuits aux blafardes lueurs de la lampe, les livres hermétiques1 de Raymond Lulle.

Non, rien, si ce n’est, avec le sifflement de la cornue2 étincelante, les rires moqueurs d’un salamandre3 qui se fait un jeu de troubler mes méditations.

Tantôt il attache un pétard à un poil de ma barbe, tantôt il me décoche de son arbalète un trait de feu dans mon manteau.

Ou bien fourbit-il son armure, c’est alors la cendre du fourneau qui souffle sur les pages de mon formulaire4 et sur l’encre de mon écritoire.

Et la cornue toujours plus étincelante siffle le même air que le diable, quand saint Éloi5 lui tenaille le nez dans sa forge.

Mais rien encore ! – Et pendant trois autres jours et trois autres nuits je feuilleterai, aux blafardes lueurs de la lampe, les livres hermétiques de Raymond Lulle !

— Gaspard de la Nuit, Aloysius Bertrand

Vocabulaire :

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« J’ai une petite confession à vous faire. C’est en feuilletant, pour la vingtième fois au moins, le fameux Gaspard de la Nuit d’Aloysius Bertrand (un livre connu de vous, de moi et de quelques-uns de nos amis, n’a-t-il pas tous les droits à être appelé fameux ?) que l’idée m’est venue de tenter quelque chose d’analogue, et d’appliquer à la description de la vie moderne, ou plutôt d’une vie moderne et plus abstraite, le procédé qu’il avait appliqué à la peinture de la vie ancienne, si étrangement pittoresque. »

— Charles Baudelaire, « Lettre à Arsène Houssaye, Noël 1861 »


Introduction

L’alchimiste est un poème en prose issu du recueil intitulé Gaspard de la Nuit d’Aloysius Bertrand. C’est le huitième poème de la série École flamande. Dans ce recueil, le poète prétend qu’un double diabolique, Gaspard de la nuit, lui a remis le recueil pour disparaître aussitôt après.

Développer sur l’épigraphe.

Pierre Vicot : prêtre du XVIIe siècle, qui a écrit un ouvrage mélangeant alchimie et traduction des Métamorphoses d’Ovide.

Raymond Lulle : mystique catalan de Majorque. Il est l’un des premiers en Europe à oser écrire un ouvrage dans une langue vulgaire, c’est-à-dire parlée par le peuple, au contraire du latin. Il est notamment l’auteur de l’Ars magna, un ouvrage de philosophie rédigé en catalan.

Problématique :

On s’attachera à montrer comment le poète romantique construit avec ironie un manifeste d’émancipation dans l’écriture poétique.

Mouvements :

  1. Mouvement 1 : une vaine recherche (ligne 1-4)
  2. Mouvement 2 : un poète tourné en ridicule (ligne 5-8)
  3. Mouvement 3 : la poursuite du cycle (9-12)

Mouvement 1 : Une vaine recherche

Le poème commence par une exclamation : « rien encore ! ». Il s’agit d’un début in medias res. Impossible de savoir de quoi il s’agit. L’effet d’attente est accru par l’utilisation d’un tiret cadratin. La phrase suivante commence immédiatement par la conjonction de coordination « et », employée dans un sens archaïsant. La lecture, déjà placée sous le signe de l’alchimie, l’est aussi sous ceux du mystère et de l’attente.

« trois jours et trois nuits » : de nouveau ce qui semble être une formule rituelle et magique, inspirée d’un texte religieux (ex : saecula sæculorum) : la répétition du chiffre trois. Le poète nous plonge dans un univers entre magie et conte. Cette atmosphère magique trouve son contrepoint dans l’adverbe « vainement » qui vient modaliser la phrase entière : tous les efforts déployés n’ont abouti à rien.

Ajoutons enfin l’allitération en L : blafardes lueurs de la lampe, les livres hermétiques de Raymond Lulle → Cette allitération vient souligner elle aussi le caractère lancinant du propos et renforcer l’effet d’attente.

« blafardes lueurs de la lampe » : à nouveau une tournure archaïsante avec l’inversion de l’adjectif qualificatif et du substantif qu’il étend. Si durant trois jours et trois nuits le poète a travaillé à la lueur de la lampe, il faut en déduire qu’il s’est isolé dans un lieu obscur. Les lueurs, blafardes, doivent faire penser à des lampes à huiles faibles ou abritant une chandelle de mauvaise qualité.

Si l’on décale immédiatement la perspective, deux autres interprétations s’ouvrent alors aussitôt :

  1. Ce peut être non pas le poète qui décrit sa difficulté mais Gaspard de la Nuit, sorte de créature chthonienne ?
  2. Ou bien cette première phrase est une métaphore, celle de la création littéraire : un poète en mal d’inspiration, incapable de se résoudre à l’impossibilité d’écrire – et qui cherche vainement une méthode.

Les deux interprétations supportent la fin de la phrase, dans laquelle on découvre que l’ouvrage en question est de Raymond Lulle. Ce dernier est à la fois un mystique chrétien catalan de Majorque du XIIIe siècle, mais aussi philosophe et écrivain. Il est l’un des premiers en Europe à oser écrire un ouvrage dans une langue vulgaire, c’est-à-dire parlée par le peuple, au contraire du latin. Il est notamment l’auteur de l’Ars magna, un ouvrage de philosophie rédigé en catalan, et de récits qui s’apparentent à des romans. Il n’est donc paradoxalement nullement un alchimiste.

Non, rien, si ce n’est, avec le sifflement de la cornue étincelante

La structure de la phrase traduit l’enthousiasme du poète qui retombe rapidement.

Non, rien, si ce n’est, → asyndète : suppression des conjonctions de coordination, et liens logiques dans une phrase. Négation ↓| Négation totale ↓↓ | Locution conjonctive synonyme de excepté ↑. L’effet de suspense est alors entretenu par l’incise avec le sifflement de la cornue étincelante.

L’univers sensoriel se précise au-delà du spectre visuel : le sifflement de la cornue (renforcé par l’allitération si + ce + sifflement + étincelante). Instrument utilisé en alchimie, qui semble lui aussi biscornu.

Les rires moqueurs d’un salamandre qui se fait un jeu de troubler mes méditations.

Salamandre : la salamandre, au-delà du reptile tacheté, est un animal mythologique depuis l’antiquité. Il revêt une dimension symbolique en alchimie, car il vit dans le feu. Il sera la devise du roi François Ier en France, avec sa devise nutrisco et extinguo.

La salamandre symbolique l’élément primordial du feu. Le feu est un élément polysémique en poésie : c’est une métaphore des sentiments, de la passion, y compris amoureuse. C’est aussi l’expression de la foi religieuse, de la purification. Par conséquent, réussir à apercevoir une salamandre, c’est être capable en alchimie de transmuter les éléments, d’approcher Dieu, comme en poésie d’atteindre la quintessence de l’expression poétique. Et pourtant, la salamandre rencontrée est bien loin de procurer une épiphanie : son rire est moqueur : elle se rit du poète. Pis, elle détruit l’effort qu’opère le poète sur lui-même en interrompant ses méditations. Il s’agit pour elle d’un jeu. On peut aller jusqu’à émettre l’hypothèse que la salamandre est une forme de double du poète, qui a compris que la poésie ici constitue le jeu : elle n’a guère d’effet sur le monde, pas plus que l’alchimie n’en a désormais dans la conscience d’un poète du XIXe siècle et de l’avènement de la modernité (la chime s’est désormais séparée de l’alchimie).

Mouvement 2 : le poète tourné en ridicule

Tantôt il attache un pétard à un poil de ma barbe, tantôt il me décoche de son arbalète un trait de feu dans mon manteau.

Le poème vire ici à la farce : le poète est décrit comme un vieillard âgé (le topos du vieil érudit travaillant sans relâche opère ici à plein) en raison de la barbe. La salamandre est devenue un mauvais génie espiègle à l’humour potache et enfantin, qui attache un pétard à sa barbe. Il s’agit ici d’un zeugme : une rupture brutale de ton. De la cour d’un château médiéval, on est projeté dans une cour d’école.

Ou bien fourbit-il son armure, c’est alors la cendre du fourneau qui souffle sur les pages de mon formulaire et sur l’encre de mon écritoire.

L’armure de la salamandre, ce sont ses écailles. L’animal prend une qualité anthropomorphique, ce qui renforce l’idée qu’il est capable de se jouer du poète. Le souffle provient alors du fourneau au lieu d’être dirigé vers ce dernier par l’action d’un soufflet : une nouvelle fois, il s’agit d’un renversement de perspective. Par ailleurs, la cendre du fourneau projetée sur l’ouvrage posé sur l’écritoire ne vient-elle pas remplacer l’encre ? Il peut dans ce cas s’agir d’une métaphore, particulièrement ciselée, de la création poétique elle-même : volatile, fragile, échappant aux livres de recettes tels les formulaires. Une nouvelle fois, l’ambivalence création/créateur est présente.

Mouvement 3 : la poursuite du cycle

Et la cornue toujours plus étincelante siffle le même air que le diable, quand saint Éloi lui tenaille le nez dans sa forge.

Toujours plus étincelante → forme de superlatif. L’allitération en [s] est toujours présente. Le poète semble reprendre son ouvrage de plus belle. La conjonction de coordination « et » renforce cette idée, comme s’il s’agissait d’un refrain.

L’image du diable est bien évoquée ici, sortant d’une forge : c’est une nouvelle connotation du feu : la fournaise de l’Enfer chrétien. Le diable est également celui qui divise, comme depuis le début du poème le dédoublement est présent. Encore une fois, alors même que l’entité incarnant le Mal est convoquée, c’est pour être immédiatement ridiculisée : saint Éloi lui « tenaille le nez ». Le registre relève du tragi-comique, et d’une ironie grinçante.

Saint Éloi lui aussi constitue une référence à la fois à un passé mythique, celui des premiers rois chrétiens dans le royaume de France, mais également à la dimension folklorique et comique du personnage, connu par une chanson populaire de la Révolution : le bon roi Dagobert, qui tourne en ridicule la monarchie. Dans cette chanson, saint Éloi est le personnage qui rappelle au roi qu’il est « mal culotté ».

Mais rien encore ! – Et pendant trois autres jours et trois autres nuits je feuilleterai, aux blafardes lueurs de la lampe, les livres hermétiques de Raymond Lulle !

Cette dernière phrase reprend presque mot pour mot l’ouverture du poème. La conjonction de coordination mais vient ajouter à l’effet d’attente, une fois de plus renouvelé. Pour le reste, l’unique changement réside dans la conjugaison, qui passe du passé composé au futur simple de l’indicatif, comme une indication que le poète est piégé dans une boucle qui semble vouée à ne jamais se rompre, produisant, par cet effet mécanique, de nouveau un effet comique.

Conclusion

Dans ce poème, Bertrand joue avec dérision et recul de lui-même comme de l’ambition poétique affichée de modifier et transcender le monde, tout en en affirmant implicitement la possibilité. Il se montre ainsi un véritable alchimiste, faisant de l’échec une réussite formelle.

Footnotes

  1. Hermétique : qui a un rapport à l’alchimie ; fermé ; qui renferme un secret.

  2. Instrument d’alchimie.

  3. Reptile jaune et noir qui avait la réputation au Moyen-Âge de vivre dans le feu et est associé aux alchimistes.

  4. Livre de formules d’alchimie.

  5. Connu dans le folklore comme conseiller du roi franc Dagobert au VIIe siècle. Il était également orfèvre et métallurgiste.