Laurent Gaudé, Chien 51
Dans ce récit de science-fiction, l’auteur met en scène une enquête policière dans une société dévastée par les bouleversements écologiques.
Devant le check-point du pont Trajan, sur l’avenue VII, il ne faut pas seulement attendre dans une longue file de voitures, pare-chocs contre pare-chocs, accepter, quand vient son tour, le geste méprisant du policier qui tend la main sans rien dire, considérant probablement que tous ceux qui passent devant lui ne sont pas dignes d’un mot, il faut encore descendre lorsqu’on vous en intime l’ordre, se laisser fouiller, pour qu’enfin, après avoir montré sa carte d’accréditation zone 2, ils vous laissent passer. Et même lorsqu’ils le font, c’est du bout des lèvres, comme s’ils vous accordaient une faveur. Sparak endure tout cela mâchoires serrées. Il remonte dans sa voiture après le dernier contrôle, démarre et laisse derrière lui la zone 3 en maudissant ces salopards qui se prennent pour des seigneurs de carrefours. Il n’aime pas passer d’une zone à l’autre, n’a jamais aimé. Ceux qui comme lui ont la chance d’avoir une accréditation en profitent généralement pour le faire chaque jour. Avec une autorisation pareille, il est facile d’organiser des petits trafics. Lui, non. Il en fait le moins possible. Les rues de la zone 2 lui ont toujours donné envie de mordre. Tout y est trop clair, trop lisse. Les bâtiments sont propres. Les routes sont asphaltées et il n’y a ni trous dans la chaussée ni immeuble effondré qui laisse au coin des rues des amoncellements de gravats dans lesquels peuvent déféquer les mendiants. Non, en zone 2, les boulevards sont arborés et les gens polis. Le dôme climatique protège des pluies jaunes, des bourrasques subites et assure une température sous les trente-deux degrés. Il a toujours détesté cette zone qui faisait semblant de croire qu’elle se suffisait à elle-même et que ceux qui n’avaient pas la chance d’y vivre avaient commis quelques fautes qui les tenaient légitimement éloignés du bonheur alors qu’il sait, lui, que la zone 2 est construite sur la crasse et la sueur de la zone 3, rien de plus. Et ce qu’il sent chaque fois qu’il revient, c’est le mépris tacite et immédiat de ceux qui possèdent envers ceux qui n’ont rien.