Entretien avec Philippe Descola paru dans le média Reporterre le 4 avril 2023
Reporterre – Dans un entretien au Journal du dimanche, le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin parle du « terrorisme intellectuel » qui soutiendrait Les Soulèvements de la Terre, mouvement qu’il souhaite dissoudre. Votre nom apparaît aussi dans une note des renseignements que Reporterre a rendue publique le 31 mars. Vous sentez-vous personnellement visé ?
Philippe Descola – Oui, mais cela m’amuse plutôt. J’ai 73 ans et une longue vie de recherche derrière moi. Je ne m’imaginais pas, un jour, être un gibier pour les renseignements généraux et qu’on puisse ainsi me considérer comme une source de dangers. En tant qu’anthropologue, je me retrouve dans une situation paradoxale : je suis désormais un enquêteur enquêté. C’est me faire trop d’honneur ! (rires)
Qu’est-ce que signifie, concrètement, le « terrorisme intellectuel » ?
Absolument rien. Le ministre de l’Intérieur manie le vocabulaire de la langue française avec la délicatesse d’un hippopotame ! Cette expression est absurde. Le terrorisme exprime la volonté d’imposer un point de vue ou un régime politique par la terreur. Or, je ne vois pas très bien quels seraient nos instruments, à nous, intellectuels et chercheurs, pour faire régner la violence.
Gérald Darmanin cherche à disqualifier les façons dont nous pouvons appuyer et soutenir la démarche des Soulèvements de la Terre. Les ficelles qu’il utilise sont grossières. Il veut faire diversion et éclipser la colère légitime qui s’exprime contre les grands projets d’aménagement polluants et destructeurs.
Si le gouvernement est si virulent, n’est-ce pas aussi parce que les pensées de l’écologie gênent le pouvoir ?
Tout à fait. On a longtemps cru que les pensées écologiques étaient gentillettes, qu’elles se préoccupaient simplement de la construction de pistes cyclables ou du tri des déchets. Mais en réalité, elles vont beaucoup plus loin. Elles sont porteuses d’une transformation profonde de nos modes de vie et de gouvernance. Le fait qu’elles soient férocement combattues et que le mouvement écologique subisse la répression de l’appareil de l’État le prouve. La dévastation écologique est un véritable moteur pour la rébellion.
En quoi ces pensées sont-elles si subversives ?
Elles pointent le rôle du capitalisme industriel dans l’état actuel de notre planète. Elles critiquent l’ontologie naturaliste – ce tournant anthropologique majeur en Occident – qui a fait que les êtres humains se sont séparés du reste du vivant. Aujourd’hui, cette goinfrerie effrénée vis-à-vis des ressources limitées de la Terre n’est plus concevable et une grande partie de la jeunesse s’en rend compte. Il faut inventer d’autres formes de coexistence avec la Terre et les non-humains. Tout un régime politique et économique parait dès lors condamné et les partisans de l’ancien monde tentent vainement de s’opposer à cet ébranlement massif.