Aller au contenu

Ma Bohême

(Fantaisie.)

Je m’en allais, les poings dans mes poches crevées ;
Mon paletot aussi devenait idéal ;
J’allais sous le ciel, Muse ! et j’étais ton féal ;
Oh ! là là ! que d’amours splendides j’ai rêvées !

Mon unique culotte avait un large trou.
— Petit Poucet rêveur, j’égrenais dans ma course
Des rimes. Mon auberge était à la Grande-Ourse ;
— Mes étoiles au ciel avaient un doux frou-frou.

Et je les écoutais, assis au bord des routes,
Ces bons soirs de septembre où je sentais des gouttes
De rosée à mon front, comme un vin de vigueur ;

Où, rimant au milieu des ombres fantastiques,
Comme des lyres, je tirais les élastiques
De mes souliers blessés, un pied près de mon cœur !

— Arthur Rimbaud, Ma Bohème, octobre 1870

Introduction

Rimbaud (1854 – 1891) fait partie du groupe de ceux que Verlaine nomme les « poètes maudits ». Il n’écrit que durant cinq ans des poèmes qui se caractérisent par une recherche formelle, et montrent l’anticonformisme du jeune homme aussi bien que son talent d’écriture. La légende de Rimbaud se construit sur l’arrêt brutal de l’écriture, et la vie aventureuse ainsi que brève du poète.

Il a 16 ans lorsqu’il rédige ce sonnet de forme classique en alexandrins alternant rimes féminines et masculines. Rimbaud y décrit son vagabondage. Le titre lui-même mérite que l’on s’y attarde. « Ma Bohème » est une référence explicite à la bohème, mouvement littéraire et artistique qui rejette les convenances et valorise la liberté, en marge du romantisme. La bohème sera associée aux « poètes maudits » français de la seconde moitié du XIXe siècle. Ensuite, « fantaisie » est un terme polysémique. Il recouvre à la fois les sens de caprice, d’imagination, et de composition musicale de forme libre.

Problématique

On montrera comment dans ce poème, Rimbaud conçoit la liberté comme une synthèse de l’errance et de la poésie.

Mouvements

  1. Un dénuement salvateur → vers 5
  2. Une promenade propice à la rêverie → vers 12
  3. L’émergence poétique (second tercet)

I – Un dénuement salvateur

Je m’en allais, les poings dans mes poches crevées ;

Je m’en allais → Cette première proposition est rédigée à l’imparfait de l’indicatif. Elle permet de situer l’action dans une durée indéfinie, et invite d’emblée à saisir l’errance à laquelle se livre le poète.

Les poings dans mes poches crevées → les poings fermés permettent de se protéger du froid ; les poches « crevées » du vêtement montrent le dénuement du poète, qui se retrouve jusque dans le lexique du terme employé. Il s’agit également d’une attitude typique d’un enfant qui se promène, perdu dans ses pensées.

Mon paletot aussi devenait idéal ;

Le paletot désigne, comme les poches crevées, une réalité matérielle. La divergence importante entre le vêtement et le terme « idéal » rapproche du zeugme. Ici, Rimbaud joue sur les sens du terme, qui signifie dans le langage courant « confine à la perfection », mais également dans le vocabulaire platonicien « qui relève du monde des idées ». Rimbaud indique ainsi malicieusement que son vêtement est si usé qu’il rejoint le monde des idées.

L’allitération en t donne l’aspect d’une comptine à ce vers, permettant un jeu sur les sonorités.

J’allais sous le ciel, Muse ! et j’étais ton féal ;

Ce vers marque plus nettement l’élévation progressive du regard du poète : poings dans les poches → idéal → ciel.

Le verbe « aller » est repris, mais sur un mode désormais lyrique, le poète apostrophant la « Muse ». Il faut noter ici le terme de « féal » (ami fidèle), d’un niveau de langue extrêmement élevé, presque désuet, à la rime avec idéal. Le contraste avec la réalité matérielle est ici saisissant.

Oh ! là là ! que d’amours splendides j’ai rêvées !

De nouveau un contraste important entre l’expression de la naïveté enfantine « Oh ! Là là ! », et les « amours splendides », « rêvées » rimant avec les poches « crevées ». La symétrie est donc ici à la fois horizontale dans le vers, et verticale dans la strophe.

Mon unique culotte avait un large trou.

De nouveau, un retour à la réalité matérielle et au dénuement. Un seul vêtement, et qui plus est troué, en écho au paletot usé dons les poches sont « crevées ». Le poète joue avec les registres, passant du lyrique au matériel, et semble se moquer des conventions sociales.

II – Une errance propice à la rêverie

Petit Poucet rêveur, j’égrenais dans ma course

Ici encore, le poète reprend un terme employé plus haut : « rêveur ». L’allusion onirique se fait enfantine, en raison de l’antonomase du Petit Poucet. La figure de style permet aussi de montrer que le poète fait l’objet d’une relégation sociale, qu’il transfigure par sa fugue.

Dans ce conte traditionnel transcrit par Perraut, l’enfant abandonné sème des cailloux sur son chemin pour le retrouver. Ici, le rejet permet de surprendre : en fait de cailloux, ce sont les « rimes », synecdoque des poèmes, qui permettent à Rimbaud de se retrouver dans ses rêves et sa « course », c’est-à-dire son errance.

Des rimes. Mon auberge était à la Grande-Ourse ;

Ici, la métonymie permet au poète d’évoquer son sommeil à la belle-étoile, transcendant ainsi son dénuement en un projet lyrique, comme si cette constellation était sa destination de voyage.

Mes étoiles au ciel avaient un doux frou-frou.

La rupture de rythme signalée par le tiret, le déterminant possessif « mes » indiquent un registre sensuel, renforcé par la sensation tactile et auditive du « frou-frou » qui féminise les étoiles, ainsi personnifiées.

La confusion de l’onomatopée du frou-frou et de la vue des étoiles produit une synesthésie aboutissant à une correspondance verticale avec le monde des idées.

Et je les écoutais, assis au bord des routes,

Le pronom « les » anaphorique qui reprend « les étoiles », toujours personnifiées puisque Rimbaud écoute leur « frou-frou ».

Le complément circonstanciel de lieu en incise situe encore le poète dans un lieu de transition et de cheminement, indéfini : il vagabonde.

Ces bons soirs de septembre où je sentais des gouttes
De rosée à mon front, comme un vin de vigueur ;

Les « bons soirs de septembre » est un complément circonstanciel, faisant usage d’un adjectif qualificatif mélioratif.

L’allitération en [s] (ces soirs de septembre sentais) adoucit le paysage auditif.

L’enjambement « des gouttes de rosée » permet d’insister sur la dimension tactile de la sensation des gouttelettes qui roulent. Mêlant les perceptions de goût, et tactiles, le poète pratique une forme de synesthésie, qui rapproche d’un miracle christique.

La comparaison avec le vin renvoie à la notion d’ivresse ; mais il s’agit ici d’une ivresse de « vigueur », c’est-à-dire la joie d’être vivant. Qui plus est, le mois de septembre est traditionnellement associé à la vendange, et relève du registre bucolique : on récolte le fruit qui a poussé. Ici, il s’agit aussi de la métaphore de la quête de sens du poète.

III – L’émergence sensible (second tercet)

Où, rimant au milieu des ombres fantastiques,

La proposition en incise, au participe présent, continue à faire durer la longue phrase. Les « ombres fantastiques » ressortent elles aussi du champ lexical de l’imaginaire. La caractéristique de ces ombres vespérales est de susciter l’imagination.

Comme des lyres, je tirais les élastiques

La comparaison avec la lyre, instrument traditionnel de l’aède antique et du plus grand d’entre eux, le mythique Orphée, confine au registre épique, pour tomber aussitôt dans le trivial : les « élastiques ». Le terme qui contraste avec les « amours splendides », le passage d’un registre à l’autre produit un registre héroï-comique. Il faut noter également le jeu de mots « des lyres » / « délire », qui renforce l'aspect comique de la scène.

De mes souliers blessés, un pied près de mon cœur !

L’enjambement permet de reproduire l’écho au premier vers. Les souliers « blessés » sont métaphoriquement eux aussi « crevés ». Aucun vêtement n’échappe à la pauvreté. Le vers peut également de nouveau être lu comme un jeu enfantin. La blessure constitue également une hypallage : les souliers n’ont en principe pas pour qualité d’être blessés. L’hypallage permet de traduire la sensibilité au monde du poète.

Le « pied près de mon cœur » porte enfin plusieurs interprétations possibles. La première est celle de la position, assise en tailleur, qui rapproche les pieds de la poitrine. C’est une position qui peut permettre au poète d’écrire plus aisément.

La seconde interprétation est celle du pied comme la mesure du vers dans la poésie antique. Le poète use de la rime cœur / vigueur pour exploiter la dimension consubstantielle de la poésie à son être.

Conclusion

Dans ce poème, Rimbaud produit une idéalisation du dénuement et de l’errance, loin des conventions et du carcan de la société, libérant l’imagination et suscitant la création poétique.